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C’est la première fois qu’une pièce de théâtre interprétée uniquement par deux acteurs, en l’occurrence Georges Khabbaz et Adel Karam, monopolise le grand public dans ses différentes composantes et se joue à guichets fermés, avant même le début des représentations. Que nous offre Khiyal Sahra, qui se joue au Casino du Liban, jusqu’à la fin du mois d’août et qui reprendra durant la période festive s’étalant du 18 décembre 2024 au 19 janvier 2025?

Georges Khabbaz est à la fois l’auteur, le metteur en scène, le compositeur de la musique (la distribution étant de Lucas Sakr) et l’un des deux acteurs principaux de la pièce. Rappelons qu’il avait reçu, en 2008, le prix du meilleur acteur pour son rôle dans Sous les bombes de Philippe Aractingi, au 8e festival de Rotterdam et qu’il vient d’obtenir le doctorat Honoris causa de l’Usek. Adel Karam, l’un des rois de la comédie libanaise, est aussi célèbre pour son rôle principal dans L’Insulte de Ziad Doueiri, sélectionné pour le meilleur film étranger à la 90e édition des oscars. C’est la première fois que ce duo est réuni au théâtre, grâce au producteur Tarek Karam. Ils jouent, dansent, chantent et monopolisent l’attention du public durant 80 min d’affilée.

Sous le signe du double

Les rideaux du théâtre s’ouvrent sur l’image de Beyrouth détruite pendant la guerre des années 70 et 80. Deux francs-tireurs, membres de deux milices antagonistes, sont assis chacun en face de l’autre, protégés par des sacs de sable. Deux télévisions en noir et blanc, représentant respectivement les chaînes "11" et "7", révèlent l’appartenance politique des deux combattants. La capitale est, elle aussi, scindée en deux: Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest. Les événements de la pièce se déroulent pendant une trêve où les combats sont suspendus. En attendant les résultats du sommet arabe de Bagdad concernant l’arrêt des inimitiés, commence un long dialogue entre ces deux ennemis, devenus par la force des choses amis. Leur long dialogue, véhiculant deux discours antagonistes, est ponctué d’affrontements verbaux et armés, dévoilant l’absurdité de la guerre libanaise. On revit les conflits entre musulmans attachés au nassérisme et à l’idéologie nationaliste arabe et les chrétiens privilégiant la nation libanaise, mais ne se départant jamais de leur arrogance et de leur égo souvent démesuré. Les deux guerriers sont contraints d’exécuter les ordres de leurs leaders ou zaïms aveuglément. Ils sont là, pour fuir un milieu familial et social qui les a rejetés dès l’enfance, à cause de leurs échecs notamment scolaires. Ils s’identifient complètement à leur rôle de combattants armés jusqu’aux dents qui leur octroie une certaine consistance, alors qu’ils avaient toujours été rabaissés au statut de fantoches. Ils sont prêts à mourir pour épater leur milieu qui les a longtemps nargués, ou pour décrocher, au prix de leur sang, le titre de héros à défaut de brevets et de diplômes. Ce portrait en filigrane des deux combattants est voulu, pour montrer la différence illusoire entre les membres des deux partis politiques, miroir d’un peuple divisé, souffrant d’une identité schizophrène. Chacun considère à tort son clan comme le modèle à suivre, se moquant du mode de vie de l’autre, de ses traditions, habitudes et failles.

Leurs dénominateurs communs

La femme, dans ses différentes déclinaisons, est un élément unificateur. D’abord chacun se bat pour sa dulcinée, pour l’étonner par ses prouesses et mériter son amour. Si le manque de pédagogues "éclairés" a fait d’eux des ratés, ils misent inconsciemment sur l’amour de la femme pour panser toutes leurs blessures narcissiques et reconstruire leur moi fragilisé. Ainsi le port d’armes devient un substitut du pouvoir matériel et leur fonction de miliciens, un ersatz de l’élévation sociale.

De même, dans ce contexte de haine et de violence, une seule figure est capable de leur dispenser de la douceur et de l’amour. À force de partager le même sort et parfois les mêmes cigarettes et le même café, leurs bagarres sont traversées de conversations intimes. Les deux songent à leurs mères respectives et leur attribuent un statut idéalisé. Leurs seuls bons souvenirs, c’est à leurs mères dévouées et aimantes, qu’ils les doivent, dans une vie où les déceptions se sont suivies sans se ressembler. Les liens humains qu’ils arrivent à nouer malgré leurs discordes, leurs querelles et leurs dissonances ne sont pas sans rappeler le parfum de la tendresse prodiguée, dans un passé assez proche. Le besoin de communiquer avec l’autre, de vider son sac presque spontanément est aussi un trait typiquement libanais. Un Occidental se livre très rarement sur sa vie privée et préfère ériger des barrières entre lui et son entourage pour disposer entièrement de son temps et de sa liberté.

Khiyal Sahra est-elle une œuvre d’art ou un bref condensé d’histoire?

Il faut reconnaître que l’auteur a fait un énorme travail de sociologue, d’archiviste et de linguiste pour reproduire deux prototypes de Libanais à travers leurs divergences socioculturelles, dans le respect de l’authenticité, malgré quelques lacunes au niveau des dialectes supposés des deux héros. Ainsi, il est parvenu à son objectif d’artiste, celui de mettre l’accent sur leurs points d’intersection plutôt, comme l’attachement à la famille, l’hospitalité et les valeurs de générosité, notamment par le biais de l’histoire de la famille Abou Ahmad. Ce qui unit les composantes du peuple libanais incontestablement c’est leur situation de victimes adorant leurs bourreaux. Le titre de la pièce ("Fantoche") ne renvoie pas seulement aux protagonistes, mais est indubitablement assumé par le public. Khiyal Sahra montre un passé, un présent et un futur qui se ressemblent tragiquement. Les Libanais.es sont des piètres lecteurs et lectrices. Ils, elles, continuent de tourner les pages de leurs guerres successives, de 1975 jusqu’aujourd’hui, sans les lire vraiment ou en tirer les bonnes conclusions. Pourtant le message que prononce l’un des personnages à la fin, est clair: "Je rêvais d’être un exemple à suivre, sans me douter que je deviendrai une leçon pour les autres."