Une idée largement diffusée depuis le déclenchement de la crise affirme que les Libanais vivaient au-dessus de leurs moyens au cours des décennies passées. Et que cette prospérité, qui a hissé le Liban dans la catégorie des pays à revenu moyen supérieur, était illusoire, résultat d’un taux de change fictif et surévalué. Ce qui a mené donc à l’explosion de cette bulle spéculative et conduit à la crise aiguë actuelle. Comme toutes les légendes urbaines, celle-ci a la vie dure, mais qu’on va quand même essayer de démonter.

L’affaire du dollar à 1.500 LL

D’abord pour le taux de change du dollar. La narration populaire, et de certains ‘experts’, veut que ce taux n’a pu être maintenu à 1.500 LL que parce que la Banque du Liban intervenait sur le marché de change. Ceci a été effectivement le cas lors des périodes de crises politiques ou sécuritaires que le pays a connues depuis 1992. Mais dire que la BDL est intervenue en permanence sur trois décennies pour défendre la livre et la maintenir au taux fixe de 1.500 relève de la folie. Aucune banque centrale ne peut maintenir pendant 30 ans un taux irréel.

Au contraire, la Banque du Liban achetait parfois des dollars sur le marché, ce qui explique l’accumulation de ses réserves en devises. Le pays produisait de la richesse. Il suffit de voir l’évolution du secteur privé: tous les secteurs sans exception ont connu des croissances presque continues, quoique à différents degrés.

L’ancien secrétaire général de l’Association des banques, Makram Sader, évalue le coût cumulé de l’intervention de la BDL sur le marché de change, essentiellement lors de la dernière décennie, à 20 milliards de dollars, sur donc les 60 milliards de déficit de la BDL tel qu’il a été évalué par le plan gouvernemental.

Les blocages ont un coût

En réalité, ce facteur (le taux de change) est intrinsèquement dépendant d’un autre, appelé balance des paiements. Celui-ci est le résultat, chaque année, entre l’argent qui sort du pays et celui qui y entre, pour toutes sortes de raisons (export/import, investissements, tourisme…). Or les statistiques montrent que cette balance a été excédentaire la plupart du temps.

La balance a connu des déficits lors des crises qui ont secoué le pays ainsi que la confiance: guerres contre Israël, assassinats politiques, blocages des gouvernements et de la présidence, en plus de la guerre en Syrie. Une série à succès dont le producteur, scénariste et metteur en scène est le Hezbollah, parfois assisté par des comparses.

Justement, concernant la dernière décennie (2011-2019), le déficit a été continu suite à la guerre en Syrie, sauf lors du lancement des ingénieries financières par la BDL et le ministère des Finances en 2016. Certains y voient donc un facteur extérieur à propos duquel on n’y peut rien.

Faux. Voilà que la Jordanie, qui a pâti aussi de la crise des réfugiés, a pu résister avec beaucoup moins de dégâts. L’effet amplificateur de la crise syrienne sur le Liban est dû à l’implication militaire de la milice du parti chiite à cette guerre, et toutes les séquelles qui l’ont accompagnée.

Un dernier commentaire pour la route sur ces ingénieries financières. La BDL, en accord avec le ministère des Finances, les a lancées à partir de 2016 pour renflouer le pays en argent frais, alors qu’il était embourbé dans les crises susmentionnées, qui ont diffusé un climat d’insécurité grandissante.

Une objection récurrente dit qu’il fallait à ce moment-là, tant pis, laisser filer le dollar, et arrêter de financer les déficits de l’État. C’est discutable, mais une option plausible. Mais que serait-il arrivé alors? Les mêmes détracteurs répondent: si la BDL avait coupé les vivres à l’État, qui n’aurait donc plus accès à des ressources faciles, les responsables, ainsi acculés, auraient réagi pour rectifier le tir, et assainir la situation.

Mais c’était sans compter avec la résistance pachydermique de nos dirigeants: voilà que maintenant, trois ans après le déclenchement de la crise actuelle, personne n’a réagi, ni assaini, ni senti qu’il est acculé à quoi que ce soit, ni vu passer une crise quelconque. Le grand déni, comme l’a si bien décrit la Banque mondiale.