Un " long supplice ", un " brouillard épais ": les pêcheurs français, durement éprouvés par un an de bataille entre Paris et Londres pour obtenir des licences post-Brexit, ont pris acte, dans un mélange de soulagement et d’amertume, de la fin d’une époque.

La veille de Noël 2020, alors que Bruxelles et Londres scellaient enfin un accord de commerce permettant d’éviter le désastre d’un " no deal ", ils se disaient plongés dans le noir, " à la merci des Anglais ".

Pour certains d’entre eux, on en est toujours là: " On a finalement obtenu un paquet de licences mais maintenant on attend de connaître les modalités de pêche (quotas, période, techniques): on n’a aucune prise là-dessus, tout est entre les mains de Londres ", résume Romain Davodet, pêcheur normand de homards et de bulots.

S’ils saluent " l’engagement clair " du gouvernement français à leurs côtés, les pêcheurs ne décolèrent pas contre la Commission européenne qui les a " mal défendus ", " trop tard " et noyés sous " une tonne de paperasserie ".

" On est soulagés de voir cette période se terminer mais beaucoup en ont assez, même des jeunes veulent quitter le métier ", regrette Olivier Leprêtre, président du comité des pêches des Haut-de-France.

L’accord post-Brexit a instauré une période de transition jusqu’à l’été 2026, date à laquelle les pêcheurs européens devront renoncer à 25% des captures dans les eaux britanniques –qui s’élèvent en valeur à environ 650 millions d’euros par an.

Le texte prévoit que les pêcheurs européens puissent continuer à travailler dans les eaux britanniques à condition de prouver qu’ils y pêchaient auparavant. Pendant un an, Français et Britanniques se sont disputés sur la nature et l’ampleur des justificatifs à fournir.

Parmi les Européens, les Français occupent une position singulière du fait de la forte interdépendance entre les deux rives de la Manche: près de 25% des captures françaises sont effectuées dans les eaux britanniques, tandis que 70% des produits de la mer britanniques sont exportés vers l’Europe, avec la France comme premier débouché.

Des importations qui font vivre toute une activité industrielle littorale, du mareyage aux usines de transformation du Boulonnais.

" Se parler à nouveau "

Les premières licences sont arrivées dès janvier pour la zone économique exclusive britannique (12-200 milles), où se pratique une pêche hauturière: les Français obtiennent 734 des 1.674 autorisations européennes.

Les négociations s’enlisent rapidement pour tout le reste et en particulier concernant les petits bateaux de moins de douze mètres, auxquels l’UE n’imposait pas alors d’être dotés d’un système de géolocalisation et qui peinent à apporter la preuve d’une antériorité de leur activité.

Le ton monte, frôlant la confrontation à plusieurs reprises en 2021: un blocus de Jersey par les pêcheurs français en mai, qui a entraîné l’envoi de deux patrouilleurs britanniques; des menaces françaises de sanctions en octobre; le blocage côté français du terminal fret du tunnel sous la Manche en novembre.

Paris a revu à la baisse ses exigences, écartant des dizaines de dossiers fragiles, mais a demandé en retour la " bonne foi " de Londres, qui assurait s’en tenir à de stricts " critères techniques ".

Cela dure des mois: Paris finit par critiquer ouvertement la " mollesse " de la Commission européenne, qui impose à Londres la date du 10 décembre pour régler le litige. Tout en rejetant cet " ultimatum ", le Royaume-Uni délivre une dernière poignée de licences.

" Nous avons obtenu 1.034 licences, il en manque encore 74 ", dira la ministre de la Mer Annick Girardin.

Mais une page est tournée et le président Emmanuel Macron l’explique lui-même aux pêcheurs, qu’il reçoit à l’Elysée. La France va demander à la Commission d’engager une procédure de contentieux contre le Royaume-Uni et lance en parallèle un " plan d’accompagnement " pour les professionnels restés à quai.

Pierre Vogel, pêcheur de coquilles à Saint-Malo, a fourni " tous les papiers possibles " et attend toujours sa licence de Jersey. Son dossier est en haut de la pile mais il redoute que " cela dure encore des mois ".

" La bonne nouvelle, c’est qu’on va pouvoir se parler à nouveau directement. On partage cette mer depuis si longtemps, dit-il. C’est une vieille histoire avec Jersey ", sous souveraineté anglaise depuis le raid éclair de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie couronné roi d’Angleterre le jour de Noël 1066.

Par Sofia BOUDERBALA (AFP)