Trois ans déjà depuis le défaut de paiement de la dette publique. C’était le samedi 7 mars 2020 à 19h. Une annonce solennelle formulée par le Premier ministre de l’époque, Hassane Diab, car "les Libanais ne peuvent pas accéder à leurs comptes bancaires et certains d’entre eux sont dans l’incapacité de répondre à leurs besoins les plus élémentaires". Une justification qui paraît risible maintenant, tellement la situation a empiré depuis.

Une décision officialisée quelques jours plus tard. Depuis, plus rien. Le néant étant devenu la marque de fabrique du pouvoir, depuis cette chute et jusqu’à maintenant, prolongeant convenablement un vacuum qui a commencé plus tôt.

Aucune initiative n’a été prise depuis sur le front de cette dette, qui a dépassé maintenant les 100 milliards de dollars. Même pas un plan théorique ou une simple déclaration. Notion camouflée sous d’épaisses fumées, rayée du dossier par la touche ‘delete’.

On n’entend parler que de " déficit ", de " trou ", de " pertes financières ". Avec à chaque fois une suggestion de répartition de ces pertes, touchant en gros les déposants, les banques…

Mais laissons ces histoires de côté, et posons les questions qui comptent:

1- Était-il possible d’abord d’éviter ce défaut de paiement? Clairement, OUI. La BDL était bien capable de secourir l’État. Ses réserves étaient de quelque 30 milliards de dollars. C’est ce que le gouverneur de la Banque du Liban, qui s’est opposé au défaut, n’arrêtait pas de dire. Quelques rapports internationaux le confirmaient. Mais on n’a pas voulu le croire, arguant que les comptes de la BDL étaient opaques. Or les événements postérieurs ont prouvé la véracité de ces réserves, car le gros de cet argent a été effectivement dilapidé dans la grande arnaque des subventions qu’on connaît.

En chiffres, les eurobons de 2020-2021, avec les intérêts, étaient de près de 9 milliards de dollars, ce que la BDL pouvait assurer, et garantir ainsi deux ans de tranquillité, suffisants en principe pour commencer à assainir les finances publiques. Mais ce n’est pas tout. La moitié des eurobons étaient détenus par des sources locales (BDL, banques…), qui pouvaient accepter volontiers de recevoir seulement les intérêts de leurs dettes, quitte à recycler le principal sur une période plus longue. Même les créanciers internationaux étaient susceptibles de négocier. L’État (ou la BDL) aurait eu donc à verser beaucoup moins que 9 milliards de dollars en deux ans.

2- Est-ce que l’État, depuis, veut réellement rembourser cette dette? La réponse est NON. Dans aucun des plans officiels proposés, on évoque cette éventualité. On a juste indiqué à un moment donné que l’État pourrait mettre sur la table un maigre 2,5 milliards de dollars pour recapitaliser la Banque centrale… mais, précise-t-on, peut-être pas en cash, et seulement si les finances publiques le permettent, si on a un excédent, s’il n’y a pas d’autres priorités, et si vous êtes vraiment gentils et restez sages.

3- Mais à supposer qu’il le veuille, l’État est-il capable maintenant de programmer le paiement ou le service de la dette? Là, il faut rentrer dans les détails de l’affaire. La dette théorique nominale de 100 milliards de dollars est constituée en réalité d’environ 40 milliards de dollars et de 90 trillions de livres libanaises.

La dette en dollars, suite à des ventes bancaires massives sur trois ans, est maintenant détenue par des fonds internationaux (32 milliards), la BDL (5 milliards), et ce qui reste chez les banques (3 milliards), plus quelques détenteurs minimes (assurances, particuliers…). Or, la valeur réelle de la dette sur le marché financier international ne repésente que 6% de sa valeur nominale. On arrive donc à une valeur réelle de 2,4 milliards.

L’ancien ministre et juriste financier Camille Abou Sleiman (dont le bureau londonien a géré une partie des émissions de ces eurobons) a maintes fois appelé, supplié le gouvernement de racheter cette dette à son prix soldé. Mais aucune réponse du pouvoir, même pas un commentaire.

Évidemment, cette initiative ne serait pas sans effets secondaires. Elle nuira probablement à la réputation du pays, déjà fâcheuse, et elle lèsera fortement les créanciers internes, qui ne peuvent dans ce cas demander un traitement privilégié. En plus, il y a des chances qu’une fois le processus d’acquisition lancé par le gouvernement, les prix des eurobons augmenteront: "Puisqu’il y a un acheteur avide, autant en profiter".

Une solution intermédiaire consisterait à négocier de bonne foi avec les créanciers une forte réduction de la dette, ce qui est possible, vu que ces derniers ont acheté des banques une partie de ces eurobons à prix cassé. En plus, ils voient déjà le pays en train de se disloquer, et craignent désormais qu’il n’y ait plus un État avec qui placer deux mots. En attendant, ils n’ont pas pris encore de mesures judiciaires, pour voir, dit-on, ce que le plan prévu par le Fonds monétaire international (FMI) nous réserve.

On arrive maintenant à la dette en livres libanaises. Hassane Diab avait promis en mars 2020 de faire défaut aussi sur la dette en LL. Les banques avaient proposé un rééchelonnement. Mais il n’y a eu ni l’une ni l’autre de ces initiatives. La dette dans la monnaie nationale est actuellement détenue (en gros) à 16% par les banques, 63% par la BDL, et 19% par des établissements publics, notamment la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), plus quelques particuliers.

Présentée ainsi, la dette en livres semble plus facile à gérer. Mais le problème ici est différent. Le gouvernement peut très bien annuler la dette de la BDL, c’est un établissement public après tout. Mais il ne peut faire de même avec celle des banques, et encore moins avec la CNSS, qui, étant déjà en faillite, n’a plus de sécurité sociale que le nom.

En plus, comme l’État ne peut plus s’endetter sur le marché international (en devises), il est obligé de se rabattre sur les bons du Trésor pour continuer à financer ses gaspillages. On a toujours du mal à changer ses habitudes. Et comme les banques n’en veulent plus, c’est uniquement la BDL qui lui offre actuellement ses liasses de billets toutes les semaines, en imprimant encore plus de quantités faramineuses, acheminées par avions-cargos géants.

Mais à supposer que le gouvernement veuille rembourser toute la dette en livres, ça ne lui coûterait qu’un maigre 1,2 milliard de dollars selon le taux sur le marché noir. Mais cela ne lui servirait à rien puisque le lendemain matin, il va s’endetter de nouveau pour payer les salaires en fin de mois.

Ainsi va la cruche à l’eau… qui s’est cassée depuis longtemps, sans personne à l’horizon pour en recoller les morceaux.

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