On entend souvent des commentateurs affirmant que nous sommes dans – ou nous allons vers – un ‘État failli’ (plus connu sous le label anglais de ‘failed state’). Certains s’en offusquent, d’autres objectent ce constat, ou encore se résignent. Mais personne, à notre connaissance, est allé au bout de la chose. Car ‘failli’ n’est pas un qualificatif qu’on lance légèrement contre un État, comme si on disait, par exemple, que tel ministre est stupide: là, c’est juste une petite offense non documentée lancée sans s’y attarder, même si parfois c’est tellement évident.

Or ‘État failli’, ce n’est pas pareil. Il semble qu’il y ait des critères bien définis, et même un classement mondial. N’est pas État failli qui veut. Autrement dit, il faut le mériter, ce titre, fournir des efforts pour se conformer à ces critères et les atteindre, ce qui n’est pas toujours facile.

D’après les concepteurs de cet index (le magazine américain Foreign Policy et le think tank Fund for Peace), il y a 12 critères qu’il faut remplir pour mériter ce label. Qui sont, en résumé, les suivants:

1. Pression démographique: haute densité de population, accès difficile à l’alimentation, des problèmes de frontières, de propriété ou d’occupation des terres.

2. Mouvements massifs de réfugiés: provoquant pénuries alimentaires et maladies, manque d’eau potable, et des problèmes de sécurité.

3. Violences communautaires: Cet indicateur inclut les crimes restés impunis contre des communautés ou groupes. Institutionnalisation de l’exclusion politique. Groupes accusés d’accaparer richesses et pouvoir.

4. Émigration soutenue, dont fuite des cerveaux ou de représentants des classes moyennes.

5. Inégalités de développement: au niveau de l’éducation, de la répartition des richesses, des emplois.

6. Déclin économique, incluant le revenu individuel moyen, le PIB, le niveau de pauvreté. Une chute rapide des revenus, de l’investissement, du remboursement de la dette, et une hausse du secteur informel pouvant traduire l’incapacité de l’État à payer salaires et pensions.

7. Criminalisation et délégitimation de l’État: corruption endémique, pillage institutionnel, résistance aux pratiques de bonne gouvernance.

8. Détérioration des services publics, tels que police, justice, éducation, santé, transports.

9. Violations des droits de l’homme: émergence d’un pouvoir autoritaire suspendant les institutions démocratiques et constitutionnelles.

10. Appareil de sécurité constituant un État dans l’État: garde prétorienne bénéficiant d’impunité, ou milices armées irrégulières.

11. Émergence de factions: fragmentation des classes dominantes le long de lignes de fracture communautaires.

12. Intervention d’autres puissances: engagement d’armées étrangères, États, ou entités. Ou alors surdépendance vis-à-vis de l’aide externe ou de missions de maintien de la paix.

À lire cette diatribe, on a l’impression que Foreign Policy parle de nous. On s’attend presque à voir surgir en fin d’un paragraphe le nom de Nabih Berry ou de Hassan Nasrallah. Mais en scrutant bien, presque tout le monde y passe, à différents degrés: la plupart des responsables qui ont, ou qui ont eu à un moment donné une part plus ou moins grande du gâteau du pouvoir.

Cependant, malgré nos efforts passés, on a encore du chemin à faire. On n’est qu’à la 27ᵉ place sur 179 pays en 2022 (le N°1 étant le plus failli). Dans le détail, une bonne partie de ceux qui nous ont devancé sont des pays en situation de conflit armé ouvert ou larvé, comme la Syrie, le Soudan, la Somalie, l’Afghanistan, le Yémen, l’Érythrée, La Libye. D’autres sont traditionnellement parmi les pays les plus pauvres de la planète (Ouganda, Guinée, Haïti, Burundi…), incapables de ce fait de se prendre en charge.

Il faut avouer que le fait de trouver le Liban, qui a tout pour être prospère, dans ce groupe des États les plus faillis, prend à la gorge. Et pour ajouter encore une dose de déprime, déjà en 2018, soit avant la crise, on n’était qu’à la 44 e place.

Reste que ce label, péniblement obtenu après des années d’efforts, n’est pas là juste pour la frime, sorte de certificat qu’on encadre au-dessus de la cheminée. Ses conséquences sur l’investissement, la prospérité, la qualité de vie ou de survie sont dévastatrices. De sorte qu’il est auto-entretenu, la misère entraînant la misère – ou la fuite vers un ailleurs.

Mais comme il n’est jamais bon de terminer sur de tels bémols, l’intérêt de cette histoire est qu’on a maintenant au moins une idée claire sur ce qu’il faut faire pour s’en sortir: une feuille de route en 12 points. Et qu’on peut donc juger toute action, ou inaction, d’un responsable à la lumière de ces mêmes critères: qui tente de s’en sortir, qui fait de son mieux pour enfoncer le clou, qui se démène pour réinventer le fil à couper le beurre, et qui se contente de regarder les mouches passer en bafouillant épisodiquement des borborygmes devant la caméra.

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