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Sayrafa, la plateforme de change de la Banque du Liban (BDL), devenue avec le temps le symbole du règne de Riad Salamé à la tête de la Banque centrale, suscite une vive polémique au sein d’une classe dirigeante censée être plus avertie que les gouvernés. Cette division horizontale des opinions ne fait qu’exacerber la confusion parmi la population, abasourdie par l’inertie des politiques en général, et du Parlement en particulier. Serait-elle derrière la hausse subite et inexpliquée du dollar, samedi en fin de journée?

Coup de théâtre, dans cet imbroglio de fin de mandat du gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé. Les rumeurs sur une démission lundi des quatre vice-gouverneurs de la Banque centrale se font de plus en plus pressantes. Ces derniers ont mis en garde la semaine dernière contre une expédition des affaires courantes à la tête de la plus haute autorité monétaire du pays et exigé la nomination d’un gouverneur de la BDL, à la fin du mandat de M. Salamé, le 31 juillet. Les fonctionnaires ont en outre donné jeudi de la voix, exprimant leur anxiété, non seulement de voir disparaître Sayrafa, la plateforme de change de la BDL, mais aussi de voir son taux de change se rapprocher de celui du marché parallèle.

Le risque de voir Sayrafa, créée par le gouverneur, disparaître après le 31 juillet est réel. Quant aux autorités politiques, elles sont, comme à l’accoutumée, aux abonnés absents. Leur priorité pour le moment: s’offusquer du paragraphe de la résolution du Parlement européen, mercredi, se rapportant aux réfugiés syriens. Un dossier qu’ils ne vont sûrement pas pouvoir régler avant le 31 juillet, soit dit en passant.

Toutes ces données seraient-elles derrière la flambée inexpliquée du dollar, samedi en fin de journée? Celle-ci anticipe-t-elle une éventuelle démission lundi des quatre vice-gouverneurs, Wassim Mansouri, Bachir Yakzan, Sélim Chahine et Alexandre Mouradian? Anticipe-t-elle aussi un possible arrêt de Sayrafa, d’autant que des rumeurs à ce sujet circulaient en fin de journée, parallèlement à la hausse du dollar? Toutes ces questions peuvent se poser alors que le marché parallèle s’active de nouveau. Pour résumer, avec la fin du mandat de Riad Salamé dans seize jours, le Liban s’avance à grands pas vers l’inconnu, ce qui se traduit par une nervosité sur le marché parallèle.

L’opportunité de Sayrafa, rappelle-t-on, est contestée par les vice-gouverneurs. Si jamais ces derniers décident de rester en place et si le premier vice-gouverneur Wassim Mansouri remplace Riad Salamé à la tête de la BDL, la plateforme pourrait être supprimée.                                          

Depuis sa création en vertu de la circulaire 132360 du 10 juin 2020, Sayrafa subventionne entre autres les salaires des fonctionnaires, militaires et civils, qui ont vu leurs émoluments perdre 90% de leur pouvoir d’achat, malgré des augmentations sensibles depuis 2021. Récemment, des voix se sont élevées pour mettre en garde contre une suppression de Sayrafa, qui mettrait aux abois 332.000 fonctionnaires, répartis entre 92.000 civils, 120.000 militaires et 120.000 retraités.

En un mot comme en mille, au lieu de s’acharner pour ou contre Sayrafa, il faudrait cadrer et appliquer un plan de réformes autour de politiques budgétaire et monétaire et d’un système de change cohérents, ce qui ne semble même pas envisagé de sitôt. La reprise commence par le respect de la Constitution et de la souveraineté du Liban, l’élection d’un président de la République et la formation d’un gouvernement à la hauteur des attentes des Libanais et de la communauté internationale, qui s’est engagée à aider le pays le jour où il lancera sérieusement un chantier de réformes.

Effet discriminant de Sayrafa   

Sollicitée par Ici Beyrouth, Nicole Ballouz-Baker, professeure associée à la faculté de gestion et de management à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, explique qu’"en créant Sayrafa, la BDL avait pour objectif de " réinternaliser " les transactions courantes en dollars dans le système bancaire et de pouvoir ainsi garder un certain contrôle du marché des changes ". " Mais, en l’absence de toute autre réforme budgétaire et sécuritaire de la part du gouvernement et des autorités publiques, il s’est avéré impossible de battre le marché noir et de stabiliser la livre libanaise qui ne cessa de se déprécier", déplore-t-elle.  

Répondant à une question sur le fait que Sayrafa avait enrichi les riches et appauvri davantage les pauvres, Mme Ballouz-Baker apporte une réponse on ne peut plus claire: "Acheter des dollars au taux de Sayrafa contre des livres libanaises et les revendre sur le marché noir à un taux de change supérieur faisait gagner aux spéculateurs la différence, alors substantielle. Évidemment, ceux qui détenaient de grandes sommes ont été les plus grands bénéficiaires d’où l’effet discriminant de Sayrafa", qui a dans le même temps permis aux fonctionnaires et aux salariés de bénéficier d’un meilleur taux de change.

L’astuce de la stabilisation du marché

Au sujet de la stabilité du marché de change enregistrée depuis mars dernier, Mme Ballouz-Baker, souligne que "lorsque le taux de change avait dépassé les 140 000 LL pour chaque dollar, en mars dernier, alors que les banques commerciales étaient en grève, la Banque centrale a pu créer un effet de choc en déclarant son intention d’autoriser les bureaux de change à vendre des dollars via Sayrafa. Les banques, probablement par crainte de perdre leurs gains en commissions, ont rouvert promptement alors leurs portes pour court-circuiter ces derniers, ce qui a abouti à une stabilisation du taux de change, d’autant plus qu’elles se sont alignées sur la BDL pour arrêter la spéculation par les chèques". "De plus, la stabilité précaire que l’on vit actuellement est également due à l’augmentation des quotas en dollars des banques et du plafond de Sayrafa. L’ensemble de ces mesures a réussi à transférer les opérations de spéculation du marché noir au système bancaire", relève-t-elle, ajoutant par ailleurs que "l’absorption des fonds de l’économie du cash par le système bancaire ne s’effectue guère sans risque: se conformer aux régulations contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme n’est guère mission facile".

La BDL à l’action

"Au cœur d’une paralysie institutionnelle créée par le nexus politico-économico-juridique corrompu qui est à l’origine de la crise, seule la BDL, à tort ou à raison, continue à essayer de trouver des solutions, même si celles-ci restent temporaires. La question que l’on devrait se poser serait : quelles auraient-été les conséquences si la BDL n’avaient pas pris ces mesures? En d’autres termes, à combien les coûts d’opportunité se seraient-ils élevés?", conclut Mme Ballouz-Baker