Tout le monde ou presque connait, depuis l’école, l’histoire des vases communicants avec des jets d’eau partout. Ces tubes reliés par en bas, avec l’un qui commence par se vider ou se remplir, mais le niveau du liquide dans les tubes finit par s’équilibrer. ‘’Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme’’ – ou se déplace. Sacré Lavoisier!
Ce petit cours physique de ‘mécanique des fluides’ trouve son pendant dans plein de domaines, y compris en économie. Mais on ne s’en rend pas compte, car parfois le phénomène se bloque ou prend son temps pour se réaliser. Au niveau mondial, par exemple, on a constaté que les pays développés et les pays émergents croissent en sens contraires. Quand le premier groupe s’emballe, le second s’enrhume, puis vice versa.
Chez nous, il y a des vases communicants à profusion, certains depuis toujours, d’autres venus nous importuner avec la crise. L’une de nos manifestations de vases communicants, les plus anciennes et les plus récurrentes, est l’échange entre le Liban des résidents et le Liban des non-résidents.
Dès qu’il y a une crise, un Hezbollah qui s’offre une guerre au petit déjeuner, un MBS qui s’amuse à confisquer Saad Hariri, un vide intersidéral à Baabda (parfois même tout en abritant un locataire), une banque qui se convertit dans la blanchisserie et se retrouve sur le carreau, c’est l’inquiétude qui taraude les uns et les autres, et une saison de fuite vers d’autres terres s’annonce. Des foules s’en vont, avec leur argent, puis déversent de nouveaux dollars, gagnés ailleurs, à leurs proches, ou le dépensent eux-mêmes lors de leurs visites.
Ou alors c’est leur argent qui s’en va tout seul, mais souvent revient après le retour au calme. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs en 2005, puis en 2006, puis avec la guerre syrienne, entre autres. Personne ne s’en est offusqué d’ailleurs à ce moment.
En 2019, ce phénomène de vases communicants devait se produire aussi. L’argent qui est parti dès 2018, ou après octobre 2019, devait normalement revenir une fois la crise résolue, ou rafistolée. Sauf qu’elle ne l’a jamais été, on a tout fait pour la perpétuer.
Depuis ce fameux octobre, d’autres phénomènes de vases communicants se sont produits, tout nouveaux pour nous, avec des effets dramatiques. Le premier est un déversement d’argent des déposants vers les débiteurs, car ces derniers (autour de 600.000) ont pu liquider leurs dettes bancaires à peu de frais. On a estimé ce transfert entre les deux vases à 29 milliards de dollars, perdus par les déposants – en principe.
Pourquoi en principe? Parce que tout débiteur est nécessairement aussi un déposant. Donc le solde de sa perte ou de son gain dépend du niveau relatif de son dépôt et de sa dette. Un vase qui se vide là alors que l’autre vase se remplit. Les déposants qui n’avaient pas de dettes n’ont eu que des pertes. Leur vase s’est rompu de l’ensemble.
Un second phénomène qui a toujours existé et qui continue, c’est le réseau de vases qui relie le peuple à l’État, avec ses politiciens, leurs courtisans, les fonctionnaires et tous ceux qui gravitent autour.
Avant 2019, le peuple remplissait le vase étatique en y versant quelques taxes, frais, et pourboires. Le minimum. Et l’État fait verser en retour quelques services de base, juste limite. Personne n’était vraiment satisfait, mais l’équilibre s’est tout naturellement établi pendant des années.
Après 2019, la circulation se fait à sens unique. On dit aux gens: versez de l’argent dans ce conduit qui va à l’État, mais vous n’aurez rien en échange, débrouillez-vous. Il y a une valve qui empêche le retour. L’équilibre est rompu, ajoutant du malheur à des millions déjà sur la paille.
Car, en fait, la règle des vases est conditionnée: il faut que les tubes soient subis à la même pression atmosphérique, sinon le liquide ne s’équilibre pas dans les différents vases. C’est le cas chez nous.
Ceci dit, presque toutes les connexions vitales entre les différents tubes financiers du pays ont été fortement endommagées. En commençant par les banques, qui y jouaient un rôle essentiel de connexion. Or le liquide ne circule qu’en goute à goute, dans un sens et dans l’autre. Donc il faut commencer par rétablir de vrais vases communicants, via de nouveaux crédits, dépôts, services…
En revanche, d’autres vases communicants du passé devraient définitivement disparaître: la connexion banques-BDL, et BDL-État. Le torrent d’argent qui y circulait entre les uns et les autres a déjà fait trop de dégâts.
Mais au-delà de ce cours de physique appliqué, on revient à la question essentielle: et notre argent, il est où alors dans ce labyrinthe de vases? Il n’a pas disparu, car ‘rien ne se perd’, il a juste changé de mains ou de place, et il faut donc le retrouver là où il a échu et établir de nouvelles connexions de vases communicants.
Notre cher Antoine Laurent de Lavoisier ne pouvait avoir tort quand même. Cela ne l’a pas empêché d’être condamné à mort pour d’obscures raisons au début de la Révolution française. La terreur de Robespierre.
Pour la petite histoire, après sa condamnation, il a demandé un sursis le temps qu’il achève une expérience – qu’on ne lui a pas accordé. Et il a été guillotiné en mai 1794.
Alors si vous croyez que vous avez perdu la tête depuis 2019, elle, au moins, reste récupérable…
[email protected]
Lire aussi
Commentaires