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Si vous n’avez pas entièrement saisi le nouveau système de rémunération des fonctionnaires, c’est tout à fait normal. Personne n’en a saisi les nuances, y compris ceux qui sont supposés en profiter ou sont chargés d’en faire le calcul tous les mois.

L’histoire des rémunérations des fonctionnaires est en train de prendre des proportions d’un ridicule inouï, qui mérite un petit survol initiatique et un palmarès mondial dans la catégorie "meilleur pot-pourri public".

Les salaires ont donc été multipliés par neuf en prenant en considération les augmentations passées. De sorte qu’ils oscillent désormais entre l’équivalent de 400$ et 1.200$ selon les catégories.

Mais à cette règle générale s’opposent des exceptions, comme dans certains établissements autonomes (Alfa, MTC, BDL, MEA…), largement dollarisés. Puis d’autres exceptions aux exceptions qui ont joui d’un traitement spécifique: CNSS, profs d’université…

Et si ces augmentations concernent les fonctionnaires cadrés, on ne sait pas si elles profitent aussi, et dans la même proportion, à tous les contractuels, les journaliers, les payables sur facture, les travailleurs à l’heure, les collaborateurs, les intérimaires sous contrat, ou sans… Autant de statuts coexistants dans l’Administration.

Puis, à la rémunération, il faut ajouter dans certains cas des primes de présence et/ou de productivité, à condition de pointer 18 jours par mois, mais sans préciser le nombre d’heures par jour. Détail laissé à la discrétion de chacun.

Il y a bien des machines d’empreintes digitales à l’entrée de quelques administrations, mais faire remonter l’information à l’ordinateur central du ministère des Finances sera problématique. Car, à la fin de chaque mois, il va falloir prendre en compte les jours de présence et d’absences, justifiées ou non, de chacun des 300.000 employés ou presque, disséminés sur des dizaines de sites.

Puis il faut ajouter (ou alors c’est le même bonus que ci-dessus) des bons d’essence, ou leur équivalent monétaire: 16 bidons de 20 litres pour les fonctionnaires de première catégorie et, en mode dégressif, 8 bidons pour la catégorie 5.

On a dû considérer que le directeur général roule en Mercedes et que le portier se contente d’une Kia Picanto. Alors que le directeur peut très bien habiter à deux pas de son ministère, tandis qu’un portier, qui ne peut se permettre un appartement à Beyrouth, peut devoir piquer la trotte depuis Ketermaya, à 40 km de la capitale.

Et tout cela vient sous le label de mesures d’aide exceptionnelles, qui ne rentreront pas dans la base du salaire et ne seront pas soumises aux charges habituelles. En cela, l’État rejoint donc le secteur privé qui, la plupart du temps, ne déclare pas l’ensemble des revenus de ces employés. En d’autres termes, l’État ne déclarera pas à l’État l’ensemble des rémunérations, passant ainsi partiellement dans le secteur informel, ce qui est par définition une antinomie.

Les militaires, de leur côté, auront des suppléments en dollars, versés grâce aux aides internationales. Des aides qui n’ont pas non plus un caractère pérenne, car elles sont décidées épisodiquement et peuvent fluctuer ou même disparaître l’année suivante.

En tout cas, on est devant un saucissonnage salarial à faire exploser le système informatique du ministère, déjà désuet. Le budget 2024 est à peine sorti qu’il est déjà obsolète, avec des chiffres qui ne correspondent plus à la nouvelle réalité des dépenses dûment avalisées par le Parlement.

Ce qui a hérissé les organismes économiques qui ne comprennent plus rien, demandent des éclaircissements, et rappellent l’expérience sordide des grilles des salaires de 2017 qui ont contribué au déclenchement de la crise financière. En effet, leur calcul était erroné, de sorte qu’on a déversé sur le marché un torrent de livres libanaises, impossible à digérer. Ils craignent donc que ce scénario ne se répète.

La BDL rentre alors en scène, pour compliquer encore plus l’affaire, et tente de tranquilliser tout le monde en déclarant être prête à continuer d’échanger ces émoluments en dollars tous les mois. Quitte à passer le reste du mois à ramasser ces mêmes dollars échangés en LL ou utilisés tels quels pour les dépenses courantes.

Cela dit, les fonctionnaires ne sont toujours pas contents. Ce qui est compréhensible, car le total de ce qu’ils pourraient recevoir équivaudra probablement au tiers de ce qu’ils encaissaient avant la crise. On devrait s’attendre donc, après un moment d’accalmie, à une nouvelle vague de protestations. Puis, normalement, à de nouveaux suppléments en nature, octroyés par doses homéopathiques, qui s’ajouteraient au total des émoluments, formels et informels.

On pourrait imaginer, par exemple, une distribution, disons, de deux paquets de pain par semaine, mais, selon la logique ci-dessus, avec un différentiel: le pain arabe basique pour la catégorie 5, avec en prime un biscuit Unica de Gandour pour le petit. Puis, en montant en échelle, on atteindra la baguette multicéréales pour les directeurs, avec une tablette de chocolat Lindt à 85% de cacao.

Il faut se rendre à l’évidence. Les voies de l’État-providence sont impénétrables.

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