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Et voilà les maisons qui continuent de tomber, les gens de succomber sous les décombres et les champs d’oliviers, labeur de toute une vie, de partir en fumée. Personne ne s’en occupe, sauf le ministre de l’Économie qui les a transformés en quelques chiffres abstraits: les dégâts, dit-il, sont évalués entre 7 et 10 milliards de dollars. Mais le ministre, qui veut être le Grand Vizir à la place du Grand Vizir, n’a pas osé voir la corrélation de cause à effet entre ces dégâts et la folie du Hezbollah.

En réalité, le ministre n’en sait rien du tout, il veut juste tenter de justifier son titre. Pas plus que d’autres d’ailleurs. Personne n’est en train de chiffrer tous les jours les dégâts ou même de visiter les lieux cibles du dernier missile. Le chiffre semble d’ailleurs excessif, car il représente presque la moitié du PIB, ce qui est absurde. En tout cas, il ne fait pas l’unanimité, d’autres estimations farfelues, autour de 2 milliards, sortent de temps en temps, basées sur rien du tout.

Cela dit, les pertes liées à une guerre c’est toute une affaire, beaucoup plus complexe et durable qu’elle en a l’air. Pour la commodité, on va tenter de la découper en catégories.

– 1e catégorie: les pertes humaines, mortelles ou causant un handicap majeur. Dans chaque cas, c’est le rendement espéré ou prévu de toute une vie qui est perdu. Des dizaines d’années de production qui sont éliminées et sont par définition difficiles à évaluer. Des pertes qui pourraient même se prolonger jusqu’à la génération suivante, les enfants de ces morts prématurés n’auraient pas les moyens d’avoir une éducation poussée et seront donc moins productifs à l’âge adulte.

– 2e catégorie: les dégâts physiques évidents, autrement dit les bâtiments et terrains d’un côté et les infrastructures de l’autre. Si c’est une habitation, le dommage est calculé selon le coût de reconstruction. Mais s’il s’agit d’un gagne-pain (usine, magasin, atelier, terrain agricole…), il faut y ajouter tout le manque à gagner sur toute la période de latence qui peut durer des mois, des années, ou indéfiniment. Pour l’infrastructure (réseau d’eau, d’électricité…), il faut ajouter là aussi au coût de réhabilitation la surcharge pour l’acquisition des alternatives (citernes d’eau, générateurs…).

– 3e catégorie: le ralentissement de l’activité économique en général, fortement perturbée dans les zones ciblées et plus ou moins réduite dans les autres régions du pays. Moins de touristes, d’investissement, de consommation, de production.

Puis, à mesure que la guerre s’étend dans le temps, des décisions irrévocables peuvent être prises: un entrepreneur qui jette l’éponge pour son projet planifié; un patron d’une entreprise en feu qui met la clé sous la porte, s’il y en a encore, en désespoir de cause; des familles qui décident d’émigrer… autant de pertes définitives pour l’économie nationale.

Surtout que, en suivant la logique destructrice du Hezb, on se dit que demain, probablement, il pourrait récidiver dans d’autres occasions: si les Houthis sont attaqués, si l’Iran est menacé, si la Syrie subit une forte pression, si la Cisjordanie est assaillie par les colons, si les chiites de Bahreïn sont opprimés, si les Ouïghours sont incarcérés en Chine…. les opportunités de lutte divine sont légion. Ou alors, s’il ne trouve rien à se mettre sous la dent et que cela le démange fortement, il peut envahir Aïn-el-Remmaneh ou ailleurs, comme activité de plein air le dimanche matin.

D’aucuns pourraient retorquer qu’un phénomène de rattrapage suit en général la fin d’une guerre: ceux qui ont reporté un achat ou un projet seraient amenés à le reprendre. Et les travaux de reconstruction eux-mêmes impliquent une plus forte activité économique. Tout cela est vrai. Relativement, car ce ne sera jamais suffisamment dynamique pour compenser toutes les pertes passées. Ce n’est pas en reconstruisant les maisons, en replantant les terrains, ou en remplissant encore plus le hall d’arrivée de l’aéroport, qu’on arrivera à compenser quoi que ce soit.

Prenons un cas réel. Le Liban de 1974 avait un PIB par habitant comparable à celui de Chypre de l’époque (autour de 1.700$). Puis la guerre s’est étirée sur 15 ans. Au retour de la paix, une période de reconstruction et de croissance continue s’est étalée sur un quart de siècle. Mais le bilan reste sans appel: Le PIB par habitant du Liban en 2018 était le tiers de celui de Chypre. Les pertes occasionnées par une guerre ne sont JAMAIS récupérées.

Alors ceux, en haut lieu, qui fourrent leur tête dans le fumier et font semblant d’exister, n’ont pas à choisir entre la lâcheté et la perfidie. Ils auront les deux.

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