On a l’habitude, sur ce site et ailleurs, d’accabler les politiciens, parfois la Banque du Liban ainsi que le Hezb et autres excroissances. Les accabler pour leurs méfaits, leur incompétence, leur ignorance, leur cupidité, ou les quatre à la fois. J’avoue que c’est en général facile comme exercice, les politiques livrant eux-mêmes la matière première à un rythme soutenu. On n’a alors qu’à choisir parmi toutes les niaiseries et nuisances déversées sur le terrain national. C’est de bonne guerre, chacun ayant fait son boulot.
Mais ce qui nous tracasse dans ce papier, c’est qu’on va inclure les errements de la population qui viennent ici envenimer l’affaire. On a pu, à cet égard, aligner un certain nombre de maladies sociétales, au sein d’un amalgame savant regroupant l’ignorance déniée, la confiance déplacée, le suivisme, la paresse intellectuelle, les réactions épidermiques et les conclusions contradictoires.
Cet amalgame se manifeste d’abord dans cette tendance populaire à donner, de préférence sur les réseaux sociaux, des opinions tranchées sur des sujets dignes d’un PhD.
Ainsi, chaque individu a son opinion sur la masse monétaire optimale en circulation, le taux de change flottant, le risque pays selon la notation RD de Fitch, la liste grise du GAFI, l’utilité ou les dégâts d’un défaut de paiement, l’économie productive «qui doit remplacer l’économie rentière», les stratégies que les banques auraient dû adopter, etc. Et ce, sans mentionner d’autres domaines, comme les caractéristiques balistiques de l’armement du Hezb et d’Israël.
Ce phénomène de pseudo-connaissance collective exhibée avec fierté, qui rayonne depuis la crise, est assez courant chez nous, et on l’a déjà rencontré plusieurs fois dans le passé récent.
Il en a été question, par exemple, dans l’affaire du réseau électrique haute tension passant par des zones semi-urbaines et ses possibles nocivités. Un raccordement qui avait suscité les protestations des riverains et au-delà, où chacun a fini par avoir sa propre idée sur le niveau autorisé du champ magnétique à basse fréquence exprimé en microteslas. La polémique s’était même étendue au corps ecclésiastique, où des exégèses ont été préparées.
Un autre exemple: dans la polémique sur le barrage de Bisri, tout le monde avait aussi son opinion sur le niveau de résistance d’un tel barrage à un séisme de force 7 sur l’échelle logarithmique de Richter, avec épicentre dans un rayon de 10 km.
On en arrive à une controverse plus actuelle, qui met en lumière le concept de la logique contradictoire: faut-il ou non mettre à profit les actifs de l’État pour aider à la résorption des pertes et la récupération des dépôts?
Les protestataires, qui confirmaient il y a cinq minutes que l’État n’est qu’un corps corrompu, pourri, pillé, genre de mafia en bande organisée, se ruent pour le défendre et, du coup, interdire toute utilisation de ses actifs, «qui sont la propriété de tous les Libanais», bien que vous n’en ayez jamais vu la couleur, et ça ne risque pas de changer.
Comment donc expliquer ces écarts de conduite populaires? À la lumière des maladies ci-haut mentionnées, on peut imaginer le processus suivant, entre autres:
Une première croyance populaire peut naître à la suite d'une intervention télévisée d’un pseudo-expert. Détectant cette opinion publique naissante, les politiciens s’y engouffrent pour la relayer, mendiant ainsi une popularité à la petite semaine, qu’ils ne peuvent obtenir par une quelconque inexistante réalisation. Le tout sera amplifié par des commentateurs journalistes et les réseaux sociaux. L’opinion populaire biaisée se confirme alors. Et ce qui n’était qu’une hypothèse tirée par les cheveux, crachée par quelque ignare télévisuel, devient la vérité absolue irrévocable.
C’est ainsi, par exemple, qu’on est arrivé à une impasse sur les possibles voies de résolution de notre crise financière. On veut sauver et récupérer tous les dépôts. Là, on alterne entre le qualificatif «sacrés» et la «ligne rouge». Puis, on veut que les banques supportent le gros des pertes, sauf qu’avec toute la supposée bonne volonté, il n’y aura jamais assez, même si les principaux actionnaires mettent la main à la poche et réinjectent du capital.
On se met alors à exiger le retour des capitaux «fuités» au début de la crise, ce qui est impossible, puisque c’était tout à fait légal. Reste donc cette fameuse exploitation des actifs de l’État – mais qu’on a déjà refusée car «ça appartient à tous les Libanais».
Et l’on débouche ainsi sur la parfaite quadrature du cercle qui se ferme alors hermétiquement. Il n’y a rien d’étonnant donc à qu’on se trouve toujours au point de départ, cinq ans après le déclenchement de la crise: même polémique, mêmes arguments et contre-arguments, mêmes diatribes. Et ce n’est certainement pas Saadé Chami, le vice aux idées figées, qui va trouver une voie d’issue.
On n’a pas trouvé mieux qu’une bonne dose de populisme pour contaminer toute une population.
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