Le conflit russo-ukrainien continue de bousculer le marché du complexe tournesol. En enrayant la puissante logistique agricole ukrainienne, il joue sur les disponibilités et donc sur les prix des graines, huiles et tourteaux à l’échelle mondiale. Dans ce chaos mondialisé, le Liban, en pleine débâcle financière et économique, peine à garder la tête hors de l’eau.

Dans l’un de ses derniers rapports sur le marché des graines, publié en date du 17 mars 2022, The International Grain Counsil (IGC) met en exergue la domination de l’Ukraine et de la Russie dont les exportations combinées d’huile et de tourteaux de tournesol représentaient, en moyenne, sur les cinq dernières années, 80% des échanges mondiaux dont 46% simplement pour l’Ukraine. Le brusque coup d’arrêt porté aux exportations, à la suite du déclenchement de la guerre, a fait chuter les chiffres exports pour le mois de mars 2022 de plus de 70%. "Sans ses infrastructures portuaires, le pays n’écoule aujourd’hui que 30% de ce qui était destiné initialement à l’export", explique Sami Kassir, courtier international, spécialiste des denrées agricoles et patron de Global Commodities sal, Liban. Pas surprenant donc que le blocage des ports de la mer Noire ait asséché le marché et provoqué une flambée des prix de tout le complexe, déstabilisant, dans la foulée, les gros acheteurs tels l’Union européenne, la Chine ou encore l’Inde qui se retrouvent face à des risques de pénurie et dans une recherche intensive de sources alternatives d’approvisionnement en huiles végétales.

Défi logistique 

Le marché des graines et des huiles de tournesol est un marché exclusivement russe et ukrainien, les deux pays représentant à eux seuls 56% de la production mondiale. "Avec la guerre, on ne suit plus le schéma classique, annonce d’emblée Sami Kassir. Il faut savoir que certaines quantités sortent toujours de Russie car il n’existe, en fait, aucune interdiction officielle d’acheter des huiles végétales russes, sauf qu’avec les sanctions, nombre de banquiers refusent les paiements. Toutefois, lorsque les contrats se font via de grandes maisons de négoce, connues des banques et sans aucune affiliation avec le pouvoir russe, il ne devrait pas y avoir d’entrave à la transaction."

Le casse-tête ukrainien est une autre paire de manches. "En l’absence des principaux ports comme Odessa ou Mykolaïv, qui pouvaient accueillir des cargos allant jusqu’à 70.000 tonnes, les opérateurs ont dû se rabattre sur des petits ports danubiens encore valables sur la mer Noire tels Réni ou Izmaïl, situés à la frontière avec la Roumanie et dont la capacité maximale est de 5.000 tonnes par bateau", précise-t-il. C’est également à partir de Réni ou d’Izmaïl que les céréales peuvent être chargées dans de petites barges pour ensuite rejoindre par la mer les grands ports roumains, à l’instar de Constanta, rare porte de sortie maritime, qui possède les infrastructures adéquates pour le chargement de gros navires marchands. Mais avant d’atteindre ces zones portuaires, les céréales ont un long chemin à parcourir et sont acheminées, de l’intérieur des terres, en petites quantités, en train ou par camion. "Sortir les stocks de graines et d’huile du territoire ukrainien est aujourd’hui une vraie gageure et nécessite une véritable gymnastique. Par exemple, le chargement d’un simple bateau-citerne de 1.500 tonnes requiert l’envoi par voie terrestre de 50 camions-citernes d’huile de 30 tonnes chacun", souligne l’expert.

Envolée des coûts 

Envoyés vers les pays limitrophes tels la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie, les convois de marchandise provoquent des goulots d’étranglement qui s’allongent aux frontières, et ce malgré les efforts déployés par les chemins de fer ukrainiens. Une logistique entre pays extrêmement difficile à mettre en place et accentuée par l’insuffisante flotte de camions, wagons ainsi que par la pénurie d’essence. Forcément, ces perturbations et ces transports additionnels ont un coût et donc des répercussions sur le prix des marchandises. Il faut ajouter à cela les couvertures d’assurance exorbitantes sur les contrats maritimes en mer Noire devenue un lieu à haut risque et l’absence de capacités de stockage pour la marchandise ukrainienne dans les terminaux portuaires roumains ou bulgares. "Aucune compagnie locale n’est prête à céder son espace d’emmagasinage à la compétition ukrainienne, surtout à ces niveaux de prix records qui permettent aujourd’hui un maximum de bénéfices", précise Sami Kassir.

Liquider les stocks à tout prix

Car les cours mondiaux sont, en effet, au plus haut. Après un pic historique à 2.700 dollars la tonne, contre 1.100 dollars avant le conflit, le marché a procédé à une petite correction, ramenant les niveaux à 2.000-2.100 dollars la tonne. Ce léger repli s’explique en grande partie par le besoin pressant des fermiers russes et ukrainiens de liquider leurs positions pour pouvoir libérer les espaces de stockage nécessaires à l’arrivée de la nouvelle récolte vers la mi-septembre. "Le marché s’est adapté à la logique de guerre, explique Sami Kassir. Les prix se négocient au jour le jour selon les nouvelles du front. Les Ukrainiens ont intérêt aujourd’hui à baisser au maximum leurs prix pour compenser les coûts additionnels engendrés par les perturbations et le cumul des transports."

Selon les estimations des analystes de l’agence APK-Inform, les surfaces destinées à la culture du tournesol pourraient être réduites de près de 40% par rapport à 2021, soit une nouvelle récolte en baisse de près de 10 millions de tonnes. Pour cause, les champs d’oléagineux se trouvent à l’intérieur ou à proximité des zones de combats. De plus, sur les 72 principales usines ukrainiennes de broyage et d’extraction des huiles, seules cinq sont encore en activité car situées dans les territoires sous contrôle ukrainien. "Entre les stocks bloqués à l’intérieur des terres et le déficit dû à l’arrêt des activités d’extraction – un retard de plusieurs mois qui ne peut être rattrapé –, il y aura à coup sûr une pénurie en continu d’huile de tournesol sur les lignes d’approvisionnement mondiales", prévient le spécialiste.

Dans ce chaos généralisé, certains pays importateurs essaient de pallier au manque et se rabattent sur les huiles végétales substituts (soja, colza et palme), poussant leurs cours mondiaux vers le haut. Selon certains analystes, les prix devraient se stabiliser encore un temps à ces niveaux tant que les approvisionnements restent tendus. Une situation qui risque in fine de faire plonger la demande globale pour les huiles végétales puisque celle-ci est étroitement régulée par les prix.

Le marché libanais 

Près de 86% des huiles de tournesol importées par le Liban ont pour origine la région de la mer Noire, la source ukrainienne étant quasi incontournable. Le pays du Cèdre est friand de cette huile à la fois abordable et de qualité. Elle représente à elle seule 73% de ses importations totales d’huiles végétales, soit en volume environ 93.000 tonnes métriques importées par an, selon les statistiques officielles des douanes pour l’année 2020.

De ce total, environ 66.000 tonnes (70%) arrivent sous forme brute directement d’Ukraine pour être ensuite raffinées sur place dans les cinq raffineries établies sur le territoire libanais, dont trois d’entre elles concentrent l’essentiel des activités. "Une fois raffinées, les huiles sont soit mises en bouteille pour le compte d’un label quelconque ou pour la propre marque du raffineur, soit vendues en vrac aux industries agroalimentaires", détaille Mohamed Sinno, propriétaire de la raffinerie ZM Vegetable Oil Industries. Les 27.000 tonnes restantes (30% des importations) sont, quant à elles, acheminées de Turquie, d’Égypte ou d’Arabie saoudite par un large réseau d’importateurs spécialisés dans les huiles déjà conditionnées et prêtes à l’emploi.

Prix fermes et demande en berne 

Avec la crise économique et financière, l’arrêt soudain des financements bancaires et la mise en place durant un court laps de temps d’un système de subventions – qui compliquait considérablement les procédures d’imports –, nombre de petits importateurs d’huile de tournesol en bouteille ont dû jeter l’éponge, entraînant avec eux un rétrécissement du marché. Puis, est venue se greffer la guerre en Ukraine qui a créé une psychose de la pénurie chez les ménages, les poussant à constituer des stocks.

"Les réserves d’huile du pays ont été un temps sous tension, mais depuis que des cargos sont acheminés de Bulgarie ou de Roumanie, le véritable problème ne se situe plus au niveau de l’approvisionnement, mais plutôt au niveau du taux d’inflation record au Liban qui a atteint 283% en 2021, explique Mohamed Sinno. La diminution des imports est due en grande partie à la crise libanaise. L’huile étant devenue onéreuse, les ménages ont réduit son utilisation. Mais à terme, le marché devra s’adapter à ces nouveaux niveaux de prix."

Pour le Liban, c’est donc une double peine. Depuis la débâcle du pays, le vrai challenge pour les raffineurs importateurs est de maintenir un flux de liquidités suffisant pour les achats de cargaisons d’huile végétale qui se font maintenant en argent comptant. "Il est compliqué d’obtenir les sommes disponibles pour les paiements à l’étranger. De plus, avec la fermeture des grands ports ukrainiens, il faut compter un mois au lieu de 15 jours pour réceptionner la marchandise et avec un flux de trésorerie insuffisant, on tire le diable par la queue", déplore Mohamed Sinno dont l’usine ne tourne plus qu’à 50% de sa capacité et en flux tendu. Dans les circonstances actuelles, l’horizon des prévisions se limite au jour d’après. "Les quantités sont rationnées pour pouvoir contenter un maximum de distributeurs et nos marges sont réduites. Pour retenir nos employés, nous avons également dû multiplier les salaires par quatre. Nous faisons le dos rond en attendant de jours meilleurs", conclut-il.