Le patriarche maronite Béchara Raï aurait refusé une demande de rendez-vous du juge Fadi Akiki, subordonnant celle-ci  à la restitution des aides humanitaires confisquées sur ordre du juge.

Ce lundi, sur décision du commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, Fadi Akiki, les agents de la Sûreté Générale du poste-frontière de Naqoura ont appréhendé et interrogé Mgr Moussa el-Hage, alors qu’il revenait, comme à son habitude, de son archevêché de Haïfa et de Terre Sainte. Selon un communiqué publié mercredi soir par le Conseil des évêques maronites, réuni en urgence au siège estival du patriarcat à Dimane, Mgr Hage a été interrogé pendant plus de douze heures.

À l’issue de cet interrogatoire, totalement inédit pour un prélat, le passeport libanais de l’archevêque, son téléphone, ainsi que les aides médicales et financières qu’il apportait avec lui à des malades et des nécessiteux libanais lui ont été confisqués. Il faut préciser que ces aides, dont une importante partie était destinée à des membres de la communauté druze (donc non seulement à des maronites), étaient adressées par des mécènes libanais et palestiniens cherchant à pallier l’incapacité de l’État libanais à assurer les besoins primaires de ses citoyens.

Face à la levée de boucliers provoquée par cette affaire, les contacts se sont intensifiés loin des feux de la rampe afin de résorber la tension. Selon certaines informations, le président Michel Aoun serait intervenu en personne afin de tourner la page, et dans ce cadre, le juge Akiki aurait demandé une audience au patriarche maronite. Le cardinal Raï aurait toutefois refusé, posant comme condition sine qua non à tout contact la restitution du passeport de Mgr Hage et des aides qu’il transportait.

Les développements en rapport avec cette affaire ont été, par ailleurs, au centre d’un entretien jeudi à Dimane du patriarche maronite avec le chef des Marada, Sleiman Frangié, qui a affirmé que c’est le tandem Hezbollah-Amal qui est le plus lésé par ce problème, reprenant ainsi la logique qu’il avait défendue en février 2005 lorsqu’il avait affirmé que l’assassinat de Rafic Hariri portait préjudice en réalité au régime syrien et au Hezbollah !

Une affaire éminemment politique 

Quoi qu’il en soit, il n’a pas fallu beaucoup de temps à l’intelligentsia libanaise pour comprendre que l’affaire était éminemment politique et nullement fondée en droit, ce qui explique qu’elle a rapidement suscité un large tollé. Rien que le nom du commissaire du gouvernement aurait presque suffi à expliquer cette vive réaction, M. Akiki ayant un passé qui parle pour lui-même au niveau de sa très sélective minutie dans la poursuite de personnalités libres et opposées au camp du Hezbollah et de ses alliés chrétiens. À son palmarès figure, entre autres, le militant Toni Khoury, qui avait simplement recouvert de spray un symbole du PSNS, parti dont les membres ont pu être considérés par le passé comme coupables de haute trahison du fait de leur idéologie pro-syrienne intrinsèquement opposée à l’idée même de la présence d’un État libanais ; la haute-trahison étant par ailleurs une infraction pour laquelle le tribunal militaire est compétent – mais c’est évidemment celui qui la dénonçait qui se fit arrêter. Y figure aussi le chef des Forces Libanaises Samir Geagea, qui se trouvait à Meerab au moment des incidents de Tayyouné au cours desquels des hordes de miliciens armés du duopole chiite ont tenté de mettre Ain el-Remmané à feu et à sang, mais c’est évidemment le leader FL qui avait été convoqué par le juge Akiki, et non les miliciens filmés en flagrant délit et dont les noms et adresses peuvent facilement être connus par les forces de l’ordre.

Le deux poids deux mesures

En fait, ce qui caractérise un certain pan de la justice libanaise que l’on pourrait qualifier, sans se tromper, de "politisée" est sa capacité phénoménale à assumer au grand jour une politique flagrante de deux poids deux mesures qui frappe de plein fouet le principe d’égalité devant la loi. Car il semble exister au Liban deux catégories de citoyens, les justiciables d’un côté, et les intouchables de l’autre. Exactement comme il existe au Liban des citoyens contribuables, qui payent leurs impôts sans broncher, et d’autres qui ne le sont pas, et qui vivent ainsi aux dépens des premiers qui doivent en subir les frais. Pour résumer, il y a de facto au Liban des responsables, et des irresponsables – les responsables devant non seulement assumer leur propre charge mais aussi le lourd fardeau des irresponsables ainsi que leurs déboires. C’est surtout cela qu’ont dénoncé les personnalités montées au créneau pour défendre l’archevêque et soutenir avec lui Bkerké. Car derrière Bkerké elle-même, il y a surtout deux valeurs : la liberté et la dignité, que l’héritage maronite allié aux apports d’importants intellectuels libanais a réussi à ériger en valeurs nationales, auxquelles devraient aspirer tous les Libanais sans distinction.

Khalil Hélou, général à la retraite et candidat malheureux aux législatives dans la circonscription de Baabda, pose dans ce contexte les questions suivantes : " Où en est l’application de la loi lorsqu’il s’agit de la contrebande aux frontières, effectuée aux yeux de tous les services de sécurité ? Où en est l’application de la loi lorsqu’il s’agit d’exécuter les condamnations prononcées par le Tribunal Spécial pour le Liban à l’encontre des assassins du Premier ministre Rafic Hariri ? Et à l’encontre des assassins de l’ancien ministre Bassel Fuleihan et tous les martyrs de la Révolution du Cèdre ? Où en est l’application de la loi à l’encontre de tous ceux qui pactisent avec l’Iran et le régime syrien contre le Liban ? ".

Quelques évidences

Pour finir, il est fondamental de rappeler trois évidences :

– Primo, le droit libanais permet totalement à certains membres des corps religieux d’effectuer le déplacement dans les territoires occupés dans le cadre de leurs fonctions ; c’est le cas de Mgr Hage, archevêque maronite de Haïfa et vicaire patriarcal pour Jérusalem, les territoires palestiniens et la Jordanie, dont c’était loin d’être le premier voyage en Terre Sainte où s’étend son archevêché. Le " timing ", coïncidant avec les nombreuses prises de position hardies exprimées par le patriarche maronite, est donc une preuve de plus que l’arrestation n’était pas innocente.

– Secundo, Mgr Hage transportait avec lui des aides humanitaires à des Libanais dans le besoin en raison des irresponsables qui gouvernent le pays, alors que ces derniers ont pu acheminer et stocker durant des années des centaines de tonnes de nitrates d’ammonium au port de Beyrouth, et qu’ils demeurent deux ans après l’explosion la plus meurtrière de l’histoire du pays dans l’impunité la plus totale. L’histoire retiendra ce paradoxe puisqu’un bienfaiteur qui ne faisait que son travail a failli être arrêté et jugé en quelques jours si ce n’étaient le sursaut et l’éveil bienvenus des soutiens de Bkerké dont le courage, à saluer, aurait été d’autant plus remarquable s’il était plus souvent de mise.

– Tertio, la justice militaire est compétente pour les infractions liées aux armes et aux munitions. Les Libanais libres apprécieraient certainement de la voir à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’arrêter les auteurs de tirs en l’air provoquant des balles perdues tuant chaque année des innocents. Ils apprécieraient aussi de la voir imposer le respect de la puissance publique, en réprimant par exemple les actions miliciennes de ces 17 dernières années, menées par ceux qui se veulent "armée à la place de l’armée", et ayatollah à la place du vizir, pour servir un agenda étranger qui ne concorde en aucun cas avec l’intérêt national libanais.