Depuis quelques jours, les silos font couler beaucoup d’encre. De fait, le bloc nord de cette structure, fragilisée par la double explosion au port le 4 août 2020, risque de s’effondrer plus tôt que prévu (avant la fin de l’année en cours, d’après un rapport d’experts), du fait de l’incendie qui s’est déclaré il y a plus de deux semaines à son pied et qui s’embrase de manière intermittente. Retour sur une structure qui fait partie intégrante de l’histoire de la capitale.
« Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout », s’écriait Honoré de Balzac dans Les Paysans, face aux dévastations, au vandalisme et aux saccages de l’héritage, perpétrés depuis la Révolution française. Dénonçant constamment l’irrespect du patrimoine, Balzac a transmis à travers son parcours littéraire, une sensibilité prononcée pour les témoignages du passé dont nous sommes tenus garants et responsables. Que dire alors, lorsque l’œuvre rasée ne se limite pas à une richesse matérielle, culturelle ou artistique, mais lorsqu’elle incarne l’âme d’une période ou d’un instant fatidique et la mémoire d’un sacrifice ?
Une double explosion
Le 4 août 2020, à 18h07, 2.700 tonnes de nitrate d’ammonium, équivalents à 600 tonnes de TNT, explosaient au sein du hangar numéro 12, pulvérisant une partie du port de Beyrouth et ravageant tout l’est et le nord de la capitale. Bilan: 240 morts, 6.000 blessés et 300.000 personnes sans foyer. Le crime épouvantable n’a pas connu de limite dans son cynisme: une équipe de jeunes pompiers a été envoyée sur place avant la seconde et plus grande détonation.
C’est le cœur du Liban qui a été touché avec tout ce que cela représente. L’hôpital du Moyen-Orient, son université et son port, mais aussi les écoles, les musées et les galeries d’art, le quartier le plus vivant de la capitale avec ses bars et ses ateliers d’artistes, ses églises et ses bâtiments traditionnels. La mort a frappé dans l’âme un peuple qui venait de passer 30 années à se reconstruire et à ressusciter sa joie de vivre après les violences que lui ont infligées des milices venues des quatre coins de la planète, entre 1975 à 1990.
Les silos
Les silos qui devaient fêter leur cinquantième anniversaire en ce mois d’août 2020, ont protégé la ville du pire, dit-on. Ils auraient absorbé une partie de la déflagration. Leur masse, déjà emblématique de la façade maritime de Beyrouth, est devenue encore plus symbolique. Elle a accueilli les corps et les âmes de tous ceux qui ont perdu la vie sur le port ou dans la ville. Elle est devenue leur stèle, leur mausolée et leur monument qui acquière une dimension iconique.
Déjà par le passé, cette masse représentait la réussite de cette ville lumière et capitale du modernisme en Orient. Composée de 48 vigoureux cylindres de béton blanc, répartis en trois rangées et s’élevant jusqu’à 48 mètres, elle est couronnée d’une salle de contrôle située à 60 mètres du sol. Deux mille cinq cents pieux s’enfoncent en profondeur jusqu’à la couche dure pour servir de support aux 25.000 m³ de béton qui constituaient les silos. Avec une capacité de 120.000 tonnes de blé, cet ouvrage monolithique était le garant de la sécurité alimentaire du pays. Construit grâce à des fonds koweïtiens par la compagnie tchèque Průmstav, cette véritable machine polyvalente permettait le déchargement, dans les meilleures conditions d’hygiène, pour toutes sortes de transports maritimes, routiers ou ferroviaires.
La démolition
Prétendant se baser sur des rapports d’études sur l’état actuel de la structure, le gouvernement libanais a opté pour la démolition des silos. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a même été chargé de superviser cette entreprise. L’argument présenté est celui de la plastification générée par l’onde de choc en profondeur, ce qui, en langage technique, désigne la rupture entre les pieux et la structure du bâti. Étant désormais dissocié de ses fondations, l’édifice serait donc condamné à l’effondrement tôt ou tard comme l’explique Wassim Raphaël, doyen de l’École supérieure d’ingénieurs de Beyrouth (ESIB) de l’Université Saint-Joseph.
Deux blocs indépendants
Pourtant, les observations à l’aide d’inclinomètres (en mesures 3D), menées par l’ingénieur Emmanuel Durand avec l’équipe constituée à la demande de l’ancien ministre de l’Économie Raoul Nehmé, indiquent une stabilité des 12 cylindres restants du bloc sud. Or il est intéressant de noter que les silos de Beyrouth sont constitués de deux blocs distincts et séparés par un vide de plus d’un mètre. Le bloc nord (côté mer) est formé de 3 rangées de 6 cylindres qui s’inclinent de manière continue et menacent de s’effondrer avant la fin de l’année 2022, si aucune mesure de consolidation n’est prise. Le bloc sud (côté ville) est composé de 3 rangées de 8 cylindres dont il ne reste plus qu’une seule rangée. Mais celle-ci est stable, et le vide qui la sépare de la partie nord semble lui épargner le risque d’être entraînée par l’écroulement de sa voisine.
L’hypothèse de la plastification de la structure n’est donc qu’une supposition pour l’instant, et aucune étude géotechnique ou sondage de fondations n’ont encore été entrepris. Les modes de démolition ont été largement étudiés par la société Khatib-Alami, ainsi que les estimations du coût de l’opération. Mais aucune expertise et aucune évaluation n’ont été menées concernant les éventuels travaux de stabilisation des vestiges.
La branche des architectes de l’OAI
C’est cette déficience qui a provoqué l’étonnement de Divina Aboujaoudé, présidente de la branche des architectes à l’ordre des architectes et ingénieurs de Beyrouth (OAI). «Il fallait, déclare-t-elle à Ici Beyrouth, réagir contre ces décisions hâtives et infondées.» Pour unifier les efforts des groupes disparates qui œuvraient pour la préservation des silos, l’OAI a constitué un comité sous l’égide de Divina Aboujaoudé. Cette dernière s’interroge sur la manière avec laquelle les responsables politiques géraient l’affaire.
Munie d’un dossier solide contenant des analyses d’ingénieurs de structure, elle s’est adressée à l’assemblée générale extraordinaire (EAG) de l’Union internationale des architectes (UIA). Elle a fait savoir à Ici Beyrouth que la requête a été approuvée à l’unanimité. L’UIA a apporté son soutien pour la sauvegarde des silos en remettant des lettres au président de la République libanaise, à l’Unesco, ainsi qu’aux ministres de l’Économie, des Travaux publics et de la Culture.
Sauver les silos
Ce résultat a été le fruit d’un travail conjoint entre la branche des architectes de l’OAI, les juristes, ainsi que Wassim Raphaël, doyen de l’ESIB-USJ, Yehya Temsah, ingénieur civil à l’Université arabe de Beyrouth, Howayda al-Harithy, professeur d’architecture à l’Université américaine de Beyrouth, et les familles des victimes. Cette initiative a abouti à la conférence de presse du 4 juillet 2022, qui a souligné la nécessité et le devoir de préserver les silos iconiques du port comme monument mémorial. Cette conférence a servi de lancement pour la campagne de préparation de l’événement du 4 août 2022.
Ce que l’OAI demande c’est une suspension de toute action, le temps d’obtenir les résultats définitifs concernant la structure des silos et le temps de former un plan global pour l’aménagement du site du port. «Ce que les architectes cherchent à rétablir, nous dit Divina Aboujaoudé, c’est un lien physique et émotif entre la ville et le port». La ségrégation spatiale n’aura que trop duré. Il faut aussi sauver ce grand témoin silencieux qu’elle compare au « Cri » muet d’Edvard Munch.
« Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout », s’écriait Honoré de Balzac dans Les Paysans, face aux dévastations, au vandalisme et aux saccages de l’héritage, perpétrés depuis la Révolution française. Dénonçant constamment l’irrespect du patrimoine, Balzac a transmis à travers son parcours littéraire, une sensibilité prononcée pour les témoignages du passé dont nous sommes tenus garants et responsables. Que dire alors, lorsque l’œuvre rasée ne se limite pas à une richesse matérielle, culturelle ou artistique, mais lorsqu’elle incarne l’âme d’une période ou d’un instant fatidique et la mémoire d’un sacrifice ?
Une double explosion
Le 4 août 2020, à 18h07, 2.700 tonnes de nitrate d’ammonium, équivalents à 600 tonnes de TNT, explosaient au sein du hangar numéro 12, pulvérisant une partie du port de Beyrouth et ravageant tout l’est et le nord de la capitale. Bilan: 240 morts, 6.000 blessés et 300.000 personnes sans foyer. Le crime épouvantable n’a pas connu de limite dans son cynisme: une équipe de jeunes pompiers a été envoyée sur place avant la seconde et plus grande détonation.
C’est le cœur du Liban qui a été touché avec tout ce que cela représente. L’hôpital du Moyen-Orient, son université et son port, mais aussi les écoles, les musées et les galeries d’art, le quartier le plus vivant de la capitale avec ses bars et ses ateliers d’artistes, ses églises et ses bâtiments traditionnels. La mort a frappé dans l’âme un peuple qui venait de passer 30 années à se reconstruire et à ressusciter sa joie de vivre après les violences que lui ont infligées des milices venues des quatre coins de la planète, entre 1975 à 1990.
Les silos
Les silos qui devaient fêter leur cinquantième anniversaire en ce mois d’août 2020, ont protégé la ville du pire, dit-on. Ils auraient absorbé une partie de la déflagration. Leur masse, déjà emblématique de la façade maritime de Beyrouth, est devenue encore plus symbolique. Elle a accueilli les corps et les âmes de tous ceux qui ont perdu la vie sur le port ou dans la ville. Elle est devenue leur stèle, leur mausolée et leur monument qui acquière une dimension iconique.
Déjà par le passé, cette masse représentait la réussite de cette ville lumière et capitale du modernisme en Orient. Composée de 48 vigoureux cylindres de béton blanc, répartis en trois rangées et s’élevant jusqu’à 48 mètres, elle est couronnée d’une salle de contrôle située à 60 mètres du sol. Deux mille cinq cents pieux s’enfoncent en profondeur jusqu’à la couche dure pour servir de support aux 25.000 m³ de béton qui constituaient les silos. Avec une capacité de 120.000 tonnes de blé, cet ouvrage monolithique était le garant de la sécurité alimentaire du pays. Construit grâce à des fonds koweïtiens par la compagnie tchèque Průmstav, cette véritable machine polyvalente permettait le déchargement, dans les meilleures conditions d’hygiène, pour toutes sortes de transports maritimes, routiers ou ferroviaires.
La démolition
Prétendant se baser sur des rapports d’études sur l’état actuel de la structure, le gouvernement libanais a opté pour la démolition des silos. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a même été chargé de superviser cette entreprise. L’argument présenté est celui de la plastification générée par l’onde de choc en profondeur, ce qui, en langage technique, désigne la rupture entre les pieux et la structure du bâti. Étant désormais dissocié de ses fondations, l’édifice serait donc condamné à l’effondrement tôt ou tard comme l’explique Wassim Raphaël, doyen de l’École supérieure d’ingénieurs de Beyrouth (ESIB) de l’Université Saint-Joseph.
Deux blocs indépendants
Pourtant, les observations à l’aide d’inclinomètres (en mesures 3D), menées par l’ingénieur Emmanuel Durand avec l’équipe constituée à la demande de l’ancien ministre de l’Économie Raoul Nehmé, indiquent une stabilité des 12 cylindres restants du bloc sud. Or il est intéressant de noter que les silos de Beyrouth sont constitués de deux blocs distincts et séparés par un vide de plus d’un mètre. Le bloc nord (côté mer) est formé de 3 rangées de 6 cylindres qui s’inclinent de manière continue et menacent de s’effondrer avant la fin de l’année 2022, si aucune mesure de consolidation n’est prise. Le bloc sud (côté ville) est composé de 3 rangées de 8 cylindres dont il ne reste plus qu’une seule rangée. Mais celle-ci est stable, et le vide qui la sépare de la partie nord semble lui épargner le risque d’être entraînée par l’écroulement de sa voisine.
L’hypothèse de la plastification de la structure n’est donc qu’une supposition pour l’instant, et aucune étude géotechnique ou sondage de fondations n’ont encore été entrepris. Les modes de démolition ont été largement étudiés par la société Khatib-Alami, ainsi que les estimations du coût de l’opération. Mais aucune expertise et aucune évaluation n’ont été menées concernant les éventuels travaux de stabilisation des vestiges.
La branche des architectes de l’OAI
C’est cette déficience qui a provoqué l’étonnement de Divina Aboujaoudé, présidente de la branche des architectes à l’ordre des architectes et ingénieurs de Beyrouth (OAI). «Il fallait, déclare-t-elle à Ici Beyrouth, réagir contre ces décisions hâtives et infondées.» Pour unifier les efforts des groupes disparates qui œuvraient pour la préservation des silos, l’OAI a constitué un comité sous l’égide de Divina Aboujaoudé. Cette dernière s’interroge sur la manière avec laquelle les responsables politiques géraient l’affaire.
Munie d’un dossier solide contenant des analyses d’ingénieurs de structure, elle s’est adressée à l’assemblée générale extraordinaire (EAG) de l’Union internationale des architectes (UIA). Elle a fait savoir à Ici Beyrouth que la requête a été approuvée à l’unanimité. L’UIA a apporté son soutien pour la sauvegarde des silos en remettant des lettres au président de la République libanaise, à l’Unesco, ainsi qu’aux ministres de l’Économie, des Travaux publics et de la Culture.
Sauver les silos
Ce résultat a été le fruit d’un travail conjoint entre la branche des architectes de l’OAI, les juristes, ainsi que Wassim Raphaël, doyen de l’ESIB-USJ, Yehya Temsah, ingénieur civil à l’Université arabe de Beyrouth, Howayda al-Harithy, professeur d’architecture à l’Université américaine de Beyrouth, et les familles des victimes. Cette initiative a abouti à la conférence de presse du 4 juillet 2022, qui a souligné la nécessité et le devoir de préserver les silos iconiques du port comme monument mémorial. Cette conférence a servi de lancement pour la campagne de préparation de l’événement du 4 août 2022.
Ce que l’OAI demande c’est une suspension de toute action, le temps d’obtenir les résultats définitifs concernant la structure des silos et le temps de former un plan global pour l’aménagement du site du port. «Ce que les architectes cherchent à rétablir, nous dit Divina Aboujaoudé, c’est un lien physique et émotif entre la ville et le port». La ségrégation spatiale n’aura que trop duré. Il faut aussi sauver ce grand témoin silencieux qu’elle compare au « Cri » muet d’Edvard Munch.
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