De nouveaux développements relatifs à l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 sont apparus depuis quelques semaines, avec notamment la saisie de la justice américaine par un groupe de proches des victimes. Le besoin d’une internationalisation de l’enquête se fait, pour certains, de plus en plus pressant. Pour d’autres, la seule issue réside dans un démantèlement du réseau corruptif, établi à cause des multiples ingérences politiques dans l’enquête sur l’explosion du port.

Alors que le juge d’instruction Tarek Bitar, en charge du dossier depuis février 2021, a été contraint de suspendre ses investigations en raison des recours présentés contre lui, à l’échelle internationale, la justice a bougé.

Ici Beyrouth retrace le cours de l’enquête qui, depuis son lancement, peine à avancer. Celle-ci n’est pas que locale donc, puisqu’il s’agit de comprendre comment le nitrate d’ammonium qui a soufflé la capitale libanaise a atterri à Beyrouth alors qu’il avait été acheté par une compagnie britannique, Savaro Ltd, en Géorgie, et qu’il devait être livré à une autre usine d’explosifs, en Mozambique, Fabrica de Explosivos.

Selon l’agence Reuters, Savaro Ltd est enregistrée en tant que société de négoce de produits chimiques au Royaume-Uni, mais elle est considérée comme une société écran. Elle n’a pas beaucoup d’employés, très peu de procédures commerciales et reste très discrète quant à ses patrons.

En janvier 2021, Savaro Ltd avait engagé une procédure de radiation du registre de commerce de Londres (Companies House), mais celle-ci avait pu être suspendue à temps, grâce à une intervention du Barreau de Beyrouth. Cette tentative de disparition du registre commercial aurait rendu impossible toute poursuite contre la société. Celle-ci fait aujourd’hui l’objet d’un procès civil en responsabilité, intenté il y a onze mois par le bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth représenté par l’ancien bâtonnier Melhem Khalaf et les avocats Nasri Diab et Chucri Haddad. Cette action en justice a été menée en étroite collaboration avec le bureau d’études Dechert LLP représenté par Camille Abou Sleiman. Le procès est en cours.

La décision de suspendre la liquidation de la société a été prolongée jusqu’en janvier 2023, le 15 juillet 2022, sur ordre du registre de commerce de Londres. Savaro Ltd est également enjointe aujourd’hui de révéler l’identité de ses bénéficiaires économiques finaux (les UBO – Ultimate Beneficial Owner) sur base d’une ordonnance rendue à Londres par la Haute Cour de justice, le 16 juin 2022. Les UBO sont des personnes physiques qui peuvent être différentes des actionnaires et qui, en dernier ressort, détiennent ou contrôlent effectivement, directement ou indirectement, la société.

Parallèlement, la justice américaine a été saisie par des proches de l’explosion du 4 août. Le 13 juillet 2022, la fondation suisse Accountability Now a annoncé qu’un groupe formé de neuf proches de victimes a engagé, au Texas, aux États-Unis, des poursuites contre la compagnie américano-norvégienne de services géophysiques TGS, propriétaire de la société britannique Spectrum Geo qui a affrété il y a dix ans le Rhosus, bateau battant pavillon moldave qui avait transporté les 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth.

Dans la plainte déposée, les demandeurs réclament, entre autres, des indemnités de près de 250 millions de dollars. Ils accusent TGS d’avoir conclu une série de contrats rentables mais suspects avec le ministère libanais de l’Énergie pour transporter du matériel de prospection sismique du Liban vers la Jordanie à bord du Rhosus.

En même temps, l’appel lancé par l’ONG Human Rights Watch (HRW) le 4 juillet dernier pour l’ouverture d’une enquête internationale au sujet de l’explosion du port, est resté sans réponse. Dans une tribune parue dans Le Monde, cosignée par la chercheuse sur le Liban au sein de Human Rights Watch, Aya Majzoub, et la directrice du bureau de Paris de HRW, Bénédicte Jeannerod, l’inaction du président français Emmanuel Macron avait été pointée du doigt. Ce dernier avait été également accusé d’être de "connivence avec la classe politique libanaise pour éviter toute internationalisation de l’enquête", comme l’a indiqué Aya Majzoub dans le cadre d’une interview accordée à Ici Beyrouth.

"L’enquête internationale ne peut pas être imposée", commente cependant Nasri Diab qui explique que pour qu’elle puisse être lancée, l’accord du gouvernement libanais reste une condition incontournable.

Rappelons qu’au lendemain de l’explosion du port, le président de la République libanaise, Michel Aoun, avait exprimé son opposition à une enquête internationale. Il avait considéré que "le but recherché à travers cette demande était de dissimuler la vérité", estimant que "la justice tardive n’est pas une justice équitable et que celle-ci doit être immédiate, mais obtenue sans précipitation".

Aya Majzoub considère cependant qu’en dépit d’un refus de l’État libanais, le Conseil des droits de l’homme (organe intergouvernemental relevant des Nations unies) a la possibilité de déclencher des missions d’enquêtes internationales, à la demande d’un État ou d’un groupe d’États. Dans un entretien précédent accordé à Ici Beyrouth, Aya Majzoub avait clarifié cette notion: "Lorsque la demande est établie, les 47 membres du Conseil des droits de l’homme procèdent à un vote. Si une majorité favorable est obtenue, la résolution est adoptée et la mission d’enquête internationale est lancée, même si l’État concerné par la demande, en l’occurrence le Liban, s’y oppose." Or, selon Me Diab, "il est inconcevable que tous les pays en question se mettent d’accord sur un même point". "L’unanimité qui existait entre les grandes puissances n’existe plus aujourd’hui", commente-t-il.