Comme dans les romans noirs de Jabbour Douaihy, le Liban actuel semble enlisé dans un piège tragique, une impasse dont il ne parvient pas à sortir ou même à atténuer les ravages qu’elle entraîne. La discorde permanente semble être fondatrice de la société libanaise. Une " fitna " toujours recommencée et que le pays semble incapable de dépasser. Elle agit comme les ténèbres épaisses et obsédantes d’un mal existentiel qui aurait fini par mettre fin au politique et transformer l’État libanais en une dépouille mortelle dont s’arrachent les lambeaux des forces claniques, avides de rapines.

Nul mieux que feu Jean Salem, l’éminent érudit libanais, n’a su décrire le piège qui enferme le héros tragique et qui s’applique parfaitement à la situation libanaise actuelle où l’impasse semble totale, sans issue possible. Dans l’extrait suivant, il suffit de remplacer le héros par le Liban :

" Quelles que soient les formes multiples que puisse revêtir la thématique du processus tragique […] il consiste toujours en une entreprise de désappropriation, de désintégration : aliéné, possédé par une force extérieure qui tantôt procède par enveloppements insidieux et tantôt s’abat sur sa proie en un rapt violent, le personnage tragique est un être qui ne dispose pas d’un espace de représentation, de décision et d’action […] les tentatives auxquelles il se livre pour se dégager de l’engrenage qui l’enserre, bien loin de le libérer de l’étreinte achèvent de la refermer sur lui et de le bousculer vers l’impasse fatale[1] "

Le Liban, tel le héros tragique, souffre d’une privation d’identité de l’État comme personne morale autonome. Il suffit de constater le peu de valeur qu’on accorde aux textes constitutionnels ou à la règle du droit et à ses procédures légales. La crise actuelle de la magistrature est le signe révélateur d’une telle désolation. Quotidiennement, tous les médias se disputent le " privilège " des mêmes observateurs qui n’ont plus rien à dire. Leur bavardage, déclamé avec emphase et petits sous-entendus, n’est que vaines cantillations d’une parole qui a perdu sa raison d’être : la fonction signifiante, un signe qui ne trompe pas sur l’impasse existentielle totale de la tragédie libanaise. Le Liban semble dans l’incapacité de transformer son propre cheminement de souffrance en un récit historique cohérent et construire patiemment son avenir. Qu’est-ce qui l’empêche de dépasser l’impasse de la contradiction dialectique et d’aller vers le politique qui permet la résolution des conflits ? Si le politique, comme histoire, n’était pas à la portée de l’homme, il ne resterait plus à la lignée d’Adam et d’Ève qu’à se laisser enfermer dans un espace sans temps et se précipiter dans les abysses impénétrables d’une nuit sans issue.

Loisirs au milieu des décombres

Oubliant l’obscurité totale qui enveloppe le pays, l’absence de services élémentaires comme la fourniture d’eau courante, d’électricité, de communications, et j’en passe, certains éclatent de joie face aux lampions festifs de la saison estivale, avec son afflux d’émigrés et de touristes, ainsi que l’animation d’événements multiples. On reprend quelque espoir en s’extasiant devant le Liban éternel, ses manaïshs qu’on prépare sur tous les clips Tik-Tok ou Instagram, sans compter les tables où s’alignent les plats classiques des mezzés, au son des airs de Fayrouz rappelant l’âge d’or de jadis. On finit ainsi par souscrire à l’illusion de la résilience libanaise dont on fait grand bruit  relayant, ainsi, un certain discours du déni tellement humain de la triste réalité. On oublie cependant que tout ceci ne s’appelle pas prospérité et ne fonde pas une économie. Le Liban de jadis fut prospère, non pas à cause de ses mezzés, de ses restaurants, de ses dancings, de ses plages ou de ses hôtels ; mais à cause d’une économie florissante s’intégrant dans une politique générale d’infrastructures efficaces, d’un secteur bancaire inspirant une totale confiance, d’une administration publique qui tremblait face à la Cour des Comptes, d’une magistrature réputée pour sa rigueur et sa protection du droit, d’une politique étrangère soucieuse de garder le Liban à l’écart des axes stratégiques tout en ne ménageant pas sa remarquable diplomatie au service des pays arabes. Il est inutile d’insister sur les institutions éducatives et de soins médicaux que la prospérité a su faire émerger et dont tout l’Orient a pu profiter. Les restaurants, les dancings, les plages, les hôtels de jadis étaient la conséquence de la prospérité générale, fruit d’une gestion intelligente de la recherche du bien commun, et non sa cause.

Dès lors, que signifie aujourd’hui cette activité débordante de loisirs, agréables certes mais éphémères ? Est-elle annonciatrice d’une reprise imminente, fidèle à la réputation du miracle libanais ? Tel n’est pas le cas. Le propre du héros de la tragédie est de ne rien entrevoir au-delà du constat d’impuissance. Il sait qu’il a perdu. Son échec est total. La vraie sagesse, croit-il, est d’en prendre conscience. Son univers demeure rempli de l’arbitraire d’un destin qui l’écrase et qui préside à tout, à l’image de l’antique fatum qui était, tout à la fois, fatalité (deus fatum) et providence (bene placitum). La victime, quoi qu’elle fasse, demeure prisonnière de sables mouvants qui, peu à peu, l’engloutissent. Sa défaite est absolue. Tel semble être le cas pathétique du Liban.

Impuissance du héros tragique

Que peut la victime d’un tel processus contre la fatalité qui l’écrase ? Le héros tragique pourrait choisir de fuir, si l’évasion est à sa portée. Il s’en va ailleurs, loin du lieu où se joue le drame. C’est ce que des dizaines de milliers de jeunes libanais ont choisi de faire. Ils renoncent à leur pays où ils se sentent piégés. Mais si l’émigration n’est point possible, une autre forme d’évasion est le renoncement à soi-même. Le héros résigné choisit de faire face au tragique et d’aller jusqu’au bout du processus fatal, quitte à se suicider. À regarder le Liban, c’est cette dernière option qui semble être celle de tous ceux qui sont encore là et demeurent prisonniers de forces politiques qui manipulent le sort du pays. Ce n’est plus de la résilience mais une résignation qui se mue en accoutumance face au tragique et se substitue à l’ordre naturel des choses. Il n’y a pas d’électricité ? On s’arrange pour la fabriquer soi-même, pour son propre confort. Il n’y a pas d’eau courante ? On accepte de l’acheter auprès des réseaux mafieux. On ne peut pas fabriquer le courant soi-même ? On se fournit auprès des mafias des groupes électrogènes de quartiers etc. Bref, on fuit le tragique, qui vous tient en otage et contrecarre la recherche du bien commun, en assurant un minimum de confort personnel quitte à enrichir encore plus les mafias. On se résigne, on s’accoutume aux ténèbres, on oublie la cité et la régulation de son vivre-ensemble. C’est ainsi que meurt le politique, par le suicide. L’impasse institutionnelle et politique libanaise est la plus parfaite image du suicide du héros tragique.

Le divertissement comme suicide

Mais il existe une autre forme de suicide. C’est celle du " divertissement " au sens de Pascal. Habituellement, nous comprenons ce terme comme jeux et amusements. Pascal lui donne un sens plus profond : l’ensemble des stratagèmes permettant inconsciemment à l’homme d’esquiver la conscience de sa misère. C’est ce qui ressort des images colorées et chatoyantes de cette saison estivale libanaise. Pour supporter l’insupportable, le Liban n’a d’autre solution que de se distraire et se laisser aller aux délices de l’hédonisme. Jouissance sans désir, mais jouissance quand même,  qui n’a rien à voir avec la résilience de la prospérité qu’on lui prête. Le choix hédoniste du divertissement pascalien, au milieu de la tragédie, s’avère être la forme douce du suicide. C’est cela qui, peut-être, n’a pas permis à la révolte populaire de 2019 d’être une authentique révolution.

Tout espoir serait-il perdu ? Non, car une autre stratégie existe bel et bien mais elle demeure moins spectaculaire et " divertissante ". C’est celle de la reconstruction du politique ; celle de retrousser ses manches, d’enfoncer ses chaussures dans la gangue boueuse des sentiers rocailleux de l’histoire et de les labourer. On ne se divertit pas en s’appliquant sans relâche à fournir l’effort constant de la reconstruction des institutions et des outils du bien commun. C’est précisément ce qu’on appelle " réformes structurales ". Le monde entier les réclame urgemment aux autorités libanaises qui ne veulent pas en entendre parler.

Le Politique et l’Histoire

Reconstruire le politique s’inscrit dans la logique du devenir historique. L’histoire est l’autre face du fatum et non son contraire. Elle est métamorphose du tragique lorsque le destin, passif et subi, se transforme en destin assumé et construit ; lorsque rien n’étant aboli, tout pourtant devient différent. Dans le cadre du champ historique du politique, celui de la liberté humaine, s’effectue un lent et pénible travail récupérateur du destin. Mais pour cela, il est impératif d’accepter de dépasser les clivages contradictoires et de travailler en commun pour reconstruire le vivre-ensemble. Le ballon est entre les mains de toutes les forces du Liban qui se prétendent souverainistes et patriotes. Leur devoir national est de s’humilier, de renoncer à la stratégie sectaire et clanique. Seul l’effort commun est en mesure de neutraliser l’ennemi intérieur afin de le cantonner hors-frontières et refaire l’unité politique c’est-à-dire l’unité du multiple, sans diluer et sans écraser qui que ce soit. Ainsi se révèle la nature profonde du politique comme ordre historique articulé, un ordre de l’homme, fondé en raison et inscrit dans la durée.


[1] SALEM Jean, De la Tragédie à l’Histoire. Une introduction à la lecture de l’Énéide, 1988, Cariscript, Paris, p.28