Le 23 août un pilier de l’enseignement secondaire et universitaire au Liban est parti, à l’âge de 85 ans. Ephrem Baalbaki est parti  sans nous quitter ;  car durant  plus d’une soixantaine d’années, entre le Collège des Apôtres des missionnaires libanais à Jounieh puis au Collège de Louiazé, ensuite à Jamhour et  conjointement à  l’Université Saint-Joseph de Beyrouth,  Ephrem  fut  le maître incontesté en philosophie arabe, études islamiques et  sciences de l’éducation.

L’avoir connu de près,  il fut plus qu’un simple transmetteur de connaissances, bien qu’il  connaissait  à fond les détails de la pensée arabe et  islamique, ainsi  que les différents aspects de l’art éducatif.  Tel un pédagogue de l’Académie d’Athènes, cet  amoureux de la sagesse fut  l’accompagnateur de dizaines de générations d’élèves et d’étudiants. Ce qu’il voulait c’était de former les consciences et les esprits à la vérité, la rectitude, l’honnêteté intellectuelle, au courage d’être et de s’exprimer, à faire preuve de confiance en soi, en son prochain et  en Dieu, à être conscient de la nécessité de révolutionner le monde.

On entrait dans sa classe au Collège comme élève ou comme étudiant à l’Université et on en sortait comme disciple.  A retenir de lui ce testament qu’il  laissait  à  ses disciples et  qui  fut reproduit  dans le faire part de son décès : " Mes fils, je vous ai fait l’héritage que vous deveniez des grands. Seuls les grands savent comment se recueillir devant la Vie. Ceux-là savent que la prière est un lien avec la Vie et  non une intercession ".

Né en 1937 à Kfardébiane, une cité de la haute montagne du  Kesrouan, Ephrem  Baalbaki fit  ses études à l’école du  village puis au  Collège des Apôtres et c’est en 1958 qu’il  se déplaça  à  la célèbre université de Salamanca en Espagne, l’une des plus anciennes d’Europe puisqu’elle fut  fondée en 1218, célèbre par  une longue tradition  d’études de philosophie des Arabes et  de sciences islamiques. Il y fit des études de philosophie et de théologie puis un doctorat en philosophie, en 1967, sous le titre " Pour un dialogue possible avec l’Islam ", où il posait  une pensée pour les fondements d’un dialogue  islamo-chrétien ; un texte qui  croisait  deux autres grands penseurs maronites formés à Paris, Michel  Hayek et  Youakim Moubarak. Cette haute formation en études philosophiques ouvrait  la porte à  M. Baalbaki – de retour au Liban – pour entamer une longue carrière dans l’enseignement secondaire,  en lettres arabes et en philosophie.

S’il  fut  un enseignant  assidu  et bien apprécié des élèves, il  fut  en même temps bien écouté de ses collègues, jouant  dans les années 70  un rôle de syndicaliste, œuvrant pour l’unité de l’action syndicale des enseignants dans le secteur des écoles privées, et d’intermédiaire entre les différents organismes syndicaux pour les unifier en une seule plate-forme qui, jusqu’aujourd’hui, assure un rôle de représentation et de défense des droits et  des intérêts des enseignants, accompagnant  tout  cela d’un renouveau législatif concernant la place de l’enseignant sur l’échiquier éducatif.

C’est en 1977 qu’il rejoindra l’institut des Lettres orientales à l’USJ où il fut actif jusqu’à l’année dernière, conseillant ses étudiants, supervisant des thèses de doctorat et un enseignement de qualité, privilégiant les auteurs philosophiques arabes contemporains, mettant l’accent sur des questions frontières comme la relation entre foi et raison, le statut de la femme, la citoyenneté, l’esprit et la pensée critique. D’ailleurs, l’un de ses ouvrages les plus prisés par les étudiants est  celui  de " la méthodologie de la pensée critique ", un livre technique et historique qui  garde sa valeur  jusqu’à  nos jours..

Il fut longtemps conseiller de la Direction de l’Institut soit pour les études de philosophie arabe ou pour les études philosophiques arabes. Durant les années de guerre et  de conflit au  Liban, il fut  un réel  appui aux centres d’études de l’ILO créés à  Damas et  à  Amman pour  dispenser des cours aux étudiants arabes qui  ne pouvaient pas atteindre la capitale libanaise. Le recteur de l’USJ lui  accorda la médaille du mérite en 2004 en hommage à  ses services, mais Ephrem voulait  une vie pleine de don de soi, "le maître étant  celui  qui  est  chargé par l’histoire de donner sans mesure ce que lui même a acquis et reçu de cette même histoire". Le fait  de lui  rendre hommage n’était  qu’une impulsion qui  lui  dictait  de continuer à  enseigner, superviser des thèses de doctorat (il sûrement dépassé les 150 thèses supervisées) et  à  être là  chaque jour pour et  avec ses étudiants.

En hommage à Ephrem Baalbaki, comment  ne pas puiser  dans l’une de ses interventions lapidaires qu’il  prononça un jour lors d’une conférence à plusieurs voix de présentation de son livre : "Des étincelles de la pensée d’un maître".  Ephrem Baalbaki, en conclusion de la conférence, prit la parole pour raconter la leçon donnée par la montagne, la sienne. Voici son texte, à connotation philosophique où il va à l’encontre des idées reçues,  qui  rappelle certains textes de Gibran Khalil Gibran et  que j’ai  traduit  à  l’occasion de cette notice.

" Nous ne sommes pas des nains devant la vie, mais des pieux qui transpercent. Le calme est la chose la plus belle que connaît la terre et  il faudra le chercher, mais croyez-moi il  faudra chercher le calme de la Montagne qui s’élance lorsqu’elle produit  un volcan qui  brûle les déchets amoncelés devant  ses pieds ".

C’est  ainsi que parle la Montagne. La vie est un équilibre de poids, mais devient  une tempête si  forte qu’il  est difficile de la circonscrire dans des sommets ou  bien que de faibles doigts l’arrêtent. Ne cherche donc pas, si elle se déclenche, d’avoir l’illusion de te  protéger d’elle. Au contraire, mets-toi en face d’elle pour l’accompagner jusqu’au point  où  elle va se terminer. N’est -il pas préférable que tu  sois détruit  au milieu  d’elle, au sein du  conflit, au  lieu de sortir indemne en vous cachant dans un coin, là  où  disparaissent les faibles ?

La Montagne m’a appris un jour une leçon de valeur, le jour où je lui ai demandé comment se libérer  dans la vie. Elle répondit : " L’être humain ne se libère pas en sortant de sa société mais en se révoltant  contre elle ". " Je suis de cette terre que j’ai aimée mais je suis au-dessus d’elle, la regardant d’en haut. Vis dans le monde comme s’il n’y  a que toi  en lui et comme s’il  était  tout  entier  à  un autre que toi "

C’est de cette manière que moi la Montagne que je vis, ceinturée par les nuages. " Vis croyant, existentiel par ta pensée et  le comportement, réaliste par  ta vision et  ta planification, tes pieds sur terre, mais ta tête bien haute dans les cieux. Vous les jeunes vous vivez dans une ambiance de rêve, caressés par les gens, et  vous croyez dans le rêve que le monde a produit  pour vous. Certains disent  que vous êtes les fils des leaders de la civilisation, mais occultent  la réalité du  bédouinisme que vous vivez. Ils disent  que vous êtes les héritiers des créateurs du  verbe et de l’alphabet mais vous occultez en l’analphabétisme qui  vous cerne, ils disent  que    vous êtes originaires d’une nation qui est le cœur du  monde et  le secret de son mouvement, mais le monde ignore d’où  vous êtes et se préoccupe peu des cailloux sur lesquels vous vous êtes assemblés

La beauté de la nature de votre pays ne suffit pas pour faire de vous un people qui  a son poids parmi  les nations de la terre; c’est  cette beauté qui  limite votre ambition et votre avancement. Parmi les gens, leurs mots excitent l’oreille et échouent dans le cœur, mais n’ont pas la vigueur nécessaire pour s’élever vers le cerveau et ce sera une absurdité que vous en fassiez un principe pour votre comportement. Certains de vos concitoyens cherchent à ce que vous abandonniez la force du combat qui  est  en vous ; alors jusqu’à quand vous allez occulter  de rejoindre  la victoire de la vigueur qui  est en vous. Savez-vous que vous n’allez pas mériter  la vie si  vous craignez la mort dans votre combat! C’est ce que la Montagne m’a dit. "

Ephrem  Baalbaki  c’est  une vie donnée jusqu’au bout. A sa famille, Leila son épouse, ses enfants Ghassan, Elissar  et Rindala, à  son frère et sœurs, à  ses innombrables disciples, nos condoléances les plus profondes et  notre solidarité, mais encore notre promesse de continuer la route.

*Recteur de l’USJ