" Heureux l’homme qui puise sa joie et sa force dans la prospérité de sa patrie " écrit Friedrich Hölderlin. Le décès de la reine Élisabeth II nous a donné à contempler toute la puissance de l’esprit d’un peuple composé de nations diverses cimentées par la force symbolique de la Couronne. En 1984, l’ancien recteur de l’USJ Selim Abou  avait longuement analysé l’émergence de l’esprit d’un peuple à travers le parcours de Béchir Gemayel, résistant libanais déterminé, président de la république assassiné quelques semaines après son accession au pouvoir. L’ouvrage vient d’être réédité par Yves Choueifaty avec une préface de Selim Daccache sj, recteur de l’USJ.

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Le hasard du calendrier réserve souvent des surprises. Le citoyen libanais a pu contempler, depuis le 8 septembre, les images historiques des différentes cérémonies qui ont suivi le décès de la reine Élisabeth II. Il a vu et senti les effets iréniques de l’unité du peuple que cimente la couronne royale. Un même peuple, reconnaissant le même monarque, formé cependant de nations diverses dont les intérêts politiques ne se superposent pas nécessairement. L’Ecossais, le Gallois et l’Irlandais, sont des sujets britanniques de la même couronne, mais ils ne sont pas Anglais même si la langue de Shakespeare leur est commune. Rien n’empêche les confessions libanaises d’en faire autant et de montrer leur unique allégeance à l’État sans rien perdre des spécificités de leurs identités diverses. L’unité politique est loin de dissoudre la pluralité, parce que " le fondement de l’unité est la diversité " (Aristote). Cependant, le libanais moyen éprouve une étreinte d’angoisse à voir son pays s’enfoncer encore plus dans le gouffre sans fond de l’effondrement de tout ce qui, de près ou de loin, permet de cimenter ensemble les briques d’un peuple. Le Liban se révèle dans l’impossibilité de contenir le processus démoniaque qui s’acharne sur lui. Sans services publics élémentaires, sans infrastructures, sans budget, sans le minimum de ce qui fait un État, le Liban peut-il encore constituer une patrie qui assurerait à tout citoyen son bien-être et lui procurerait joie et fierté au même titre que les sujets de la défunte reine Élisabeth II qui ont étalé sous nos yeux émerveillés le réconfort paisible d’appartenir à une patrie digne de ce nom ? Qui n’a pas admiré l’impeccable chorégraphie de toutes ces cérémonies ? Certains y ont vu un spectacle majestueux haut en couleurs, à l’ordonnancement parfait ; ce qui n’est pas faux. Mais au-delà du faste royal, au-delà des traditions à la chorégraphie irréprochable, ces images nous ont transmis, de manière subliminale, un message indicible.

La solennité et la majesté d’un tel cérémonial, au même titre que les rites religieux, relèvent du Sacré et l’expriment à merveille. C’est pourquoi la vertu première de ces traditions, qu’on se doit de perpétuer, est d’apaiser le temps qui dévore tout. Cela rassure et réconforte car cela manifeste le temps synchronique, celui de l’instantané de l’éternité et non le temps diachronique, si remuant et chaotique de l’histoire. En déployant tant de rigueur fastueuse, le Royaume-Uni ne fait qu’exprimer le rôle premier de la Couronne dans une monarchie constitutionnelle : être le ciment et le mortier des briques multiples de l’édifice national. La Couronne affirme ainsi, solennellement, qu’elle demeure la gardienne du temps synchronique, qu’elle se doit d’apaiser en permanence. Elle laisse le tumulte et le remue-ménage du temps diachronique à la gente politique dont la fonction est, précisément, de montrer que la contradiction dialectique, fut-elle conflictuelle, est un signe de vie à condition qu’elle demeure contenue par la puissance des procédures et des lois. Seul le politique permet de dépasser, ainsi, le piège de toute impasse dialectique dans la vie d’un peuple ou, pour reprendre Hölderlin " Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ". Au bout du chemin de souffrance de toute histoire, ce qui sauve se révèle, par stratifications accumulées par les générations, comme étant le Volkgeist de Herder et Hegel, concept qu’on peut traduire par esprit ou génie du peuple, c’est-à-dire l’âme d’une nation.

Face à cela, le petit Liban est piégé dans une impasse dialectique mortelle dont il est incapable de sortir. Certes, il y a l’arsenal du Hezbollah qui, par nature, est annonciateur de guerre civile puisque la violence armée n’est plus l’apanage de la puissance publique. Sans monopole de la violence, l’État de droit ne peut pas exister. Tôt ou tard, il finit par rendre l’âme. Mais où est la couronne supposée cimenter l’édifice libanais ? Hélas, ce n’est point une couronne royale transmise sereinement par lignage mais un fauteuil présidentiel du palais de Baabda qu’on s’arrache férocement, notamment dans les esprits de certains chez qui ce fauteuil tient lieu de cerveau. Chez ces derniers, ledit fauteuil ne peut être occupé que par un individu fort, très fort, très puissant au sein de sa propre confession religieuse. Si tel est le cas, comment un tel individu pourrait-il jouer le rôle de ciment et de mortier de l’édifice national ? En cette période d’élections présidentielles, la compétition pour le fauteuil est, chez certains obsédés, leur raison de vivre. " Je suis fait pour occuper ce fauteuil ", pense un tel. " Nul autre que moi n’est digne d’asseoir son fondement sur ce fauteuil ", proclame tel autre. L’un et l’autre sont prêts à toutes les turpitudes et toutes les félonies afin d’occuper, non un trône de majesté mais le siège présidentiel du Palais de Baabda.
Au milieu d’une telle noirceur à l’approche de l’improbable échéance présidentielle, la réédition de l’ouvrage de Selim Abou, Béchir Gemayel ou l’Esprit d’un peuple, aux Éditions Dar Saër al Machreq apporte une bouffée d’espoir aux libanais en plein naufrage. L’analyse pertinente de Selim Abou permet de mieux saisir le sens profond des cérémonies britanniques qui ont suivi le décès de la reine Élisabeth II et qui nous ont permis de voir le visage de l’esprit du peuple du Royaume-Uni. Cette deuxième édition a été rendue possible grâce à Yves Choueifaty. Elle est préfacée par l’actuel recteur de l’Université Saint Joseph, Selim Daccache sj. La simultanéité de la réédition de l’ouvrage et des événements de Londres est un hasard heureux qui autorise l’espoir. Les images britanniques jouent le rôle de grille de lecture et d’illustrations explicatives du texte de Selim Abou.

Tout n’est pas perdu. Tout demeure possible pour les peuples qui savent résister et qui savent dépasser leurs clivages après la reconstitution de l’unité du multiple. Aujourd’hui, le devoir de résistance commence par la dénonciation sans pitié de l’imposture actuelle. L’essai de Selim Abou, savamment construit, utilise la démarche hégélienne de la phénoménologie de l’esprit pour montrer que l’esprit du peuple libanais, ou " libanité ", n’est pas une essence intemporelle invariable tombée du ciel. C’est un long chemin de souffrance, de résistance déterminée rythmée par les données de la géographie, de l’histoire et de la culture. Il ne s’agit pas de pacifisme béat mais de l’effort sans cesse renouvelé, de génération en génération, permettant de construire l’édifice national. On résiste aujourd’hui jusqu’à la victoire. Une fois le pouvoir conquis, s’opère une sorte de transfiguration du résistant. Il n’est plus lui-même. Il devient porteur de l’esprit de son peuple, du long travail de l’histoire en ce lieu. Il quitte l’enclos étroit de sa " Matrie " tribale, communautaire ou sectaire, pour entrer dans l’espace citoyen de la " Patrie ". C’est ainsi qu’on pourrait résumer, en un raccourci historique, le parcours de Béchir Gemayel dont le mandat s’avérait prometteur quant à la reconstitution de l’État.

Cette deuxième édition de l’ouvrage de Selim Abou, l’éminent anthropologue et philosophe, est avant tout un hommage à la mémoire de l’auteur. Mais c’est aussi un acte de foi dans le Liban que Selim Daccache, actuel recteur de l’USJ, affirme en préfaçant cette édition. Cette université a participé, de manière éminente, à la naissance du Gand Liban. Elle n’entend pas, aujourd’hui, renoncer à sa mission nationale et citoyenne. L’ouvrage de Selim Abou permet aux jeunes générations de dépasser les clivages sectaires et partisans, afin de mieux résister à l’offensive qui souhaite évacuer l’esprit traditionnel de la " libanité ", fruit de siècles de labeurs et de vie en commun, et de lui substituer une autre identité, celle de l’esprit conquérant du nouvel empire iranien, que les mollahs de Téhéran ont décidé de reconstituer.

L’esprit du peuple, incarné jadis par Béchir Gemayel, pourrait survivre à une seule condition : lorsque les chrétiens du Liban, à qui échoit la fonction présidentielle, utiliseront cette prérogative non pour " dominer " l’État et les différentes communautés mais pour jouer efficacement un rôle semblable à celui de la couronne britannique : être le mortier et le ciment des briques multiples de l’édifice national.