Élisabeth II. Événement anthropologique des funérailles d’une reine
Le deuil et les grandioses funérailles d’État de la reine Élisabeth II sont clôturés. Un règne s’achève. Le monde vient de vivre, non seulement des obsèques royales mais surtout un événement anthropologique, unique dans les annales de l’histoire dans la mesure où tout être humain peut se l’approprier. Le mythe et la légende de la Reine peuvent désormais se déployer librement pour les siècles et les générations à venir.

Notre mémoire collective garde précieusement le souvenir émerveillé d’images historiques plus riches les unes que les autres. « Riche comme Crésus » dit-on de quelqu’un dont l’opulence et la prodigalité rivalisent avec la réputation de l’ancien roi de Lydie dont la réputation légendaire serait due au fleuve Pactole qui traversait son royaume et dont les limons aurifères auraient permis au souverain d’accumuler une fortune colossale grâce à laquelle il combla les temples grecs de dons inestimables. Dressez un banquet somptueux, garni avec une généreuse prodigalité ; vos invités s’exclameront émerveillés : « C’est Byzance », tant la réputation du mode de vie de la capitale de l’Empire Romain d’Orient symbolisait le summum de l’opulence dans le raffinement. La somptuosité et l’ingéniosité des réceptions au Grand palais impérial de Constantinople nous ont marqués grâce aux récits que nous ont laissés de nombreux voyageurs.
Jadis, le monde n’aurait manqué pour rien l’installation d’un nouvel empereur byzantin. Seuls les chroniques du passé nous ont transmis le souvenir de la procession éblouissante qui s’allongeait sur les nombreux kilomètres qui séparaient la Porte Dorée du Grand Palais. Tous les témoignages se recoupent pour confirmer l’inoubliable impression. On a toujours affirmé qu’un homme n’a rien vu s’il n’a pas eu la chance d’assister au couronnement de l’Empereur romain germanique, ou au sacre du Roi de France ou encore aux funérailles du chef de la Maison de Lorraine. Et que dire des splendeurs des Pharaons, de l’empire de Chine, de Perse, du Japon dont le souverain était considéré jusqu’en 1945 comme un dieu vivant. Toutes ces images, et beaucoup d’autres sous d’autres cieux, ont sculpté notre mémoire collective et façonné notre imaginaire.
Il faudra bien ajouter à cette série fabuleuse les 11 jours de deuil et la longue journée des funérailles d’État de la Reine Élisabeth II. Plus de la moitié de l’humanité a pu suivre, jour après jour, d’heure en heure, le périple du sarcophage de la Reine jusqu’à son caveau du château de Windsor. Tous les superlatifs demeurent insuffisants pour dire l’émotion que laissent en nous ces cérémonies que nous venons de vivre en temps réel, et qui à cause de leur réalité tangible, dépassent en puissance, pour le vécu de chacun, tout ce que notre mémoire collective a pu accumuler grâce aux livres d’histoire.
Odd ANDERSEN / AFP

Funérailles d’État d’un monarque britannique ? Plus que cela. Beaucoup plus. Funérailles mondiales d’un chef d’État ? C’est bien au-delà de telles péripéties. Obsèques exceptionnelles dans un monde globalisé ? Il y avait de cela effectivement. Chacun de nous était réellement présent dans la foule, dans les salles somptueuses, dans les églises, sur les places publiques et les routes. Chacun de nous a participé. Oui mais à quoi exactement ? Chacun s’est approprié l’image, chacun a intimement communié avec quelque chose qu’on ne saurait exprimer mais qui dépassait de loin les reportages portant sur des cérémonies et des processions funèbres.
Nous avons vécu, durant ces dix journées élisabéthaines non pas une péripétie historique, le décès d’une reine, mais un authentique événement anthropologique. Ces images ont remué quelque chose de profondément enfoui en nous et que Carl Gustav Jung appelle « archétypes ». Au fond de ce cercueil de plomb, il n’y avait qu’une dépouille humaine en décomposition. Et pourtant, ce cercueil a réussi à faire converger autour de lui le monde entier, empereurs, rois, princes, présidents, chefs d’États puissants et moins puissants. Le Royaume-Uni n’est plus la grande puissance coloniale et impériale de jadis. Le sort du monde ne se décide plus à Londres. Et pourtant, Londres s’est transfiguré en foyer de l’humanité venue présenter ses respects à la Reine défunte. Nous ne sommes plus sur le terrain de la réalité objective de simples funérailles somptueuses mais sur celui de l’imagination, de sa puissance symbolique dans son rapport aux archétypes de l’inconscient collectif de l’humanité, matrice de représentations qui fondent nos échelles de valeurs communes même si elles sont exprimées selon différentes modalités.
Les funérailles d’Élisabeth II constituent une borne historique un événement à l’unicité irréductible. Rien d’une telle ampleur n’a jamais eu lieu auparavant. Le faste protocolaire inouï que nous venons de vivre ne se répètera pas dans l’avenir. Nous avons donc vécu, bel et bien un événement de nature anthropologique. Les images de ces funérailles s’adressaient à ce qu’il y a de plus profondément enfoui en nous : les archétypes manifestant le Sacré et surtout la Femme. Toutes les civilisations, depuis le Paléolithique, ont exprimé l’archétype de la Femme grâce à plusieurs modèles : la Vénus de Willendorf, Isis, Ishtar, Aphrodite, ou encore la Triple Déesse. Les britanniques ont rendu hommage à leur souveraine directe. Les centaines de chefs d’États, de personnalités, ainsi que les milliards de téléspectateurs ont rendu hommage à l’un des plus puissants archétypes de la psychologie des profondeurs : la Reine, à la fois symbole de féminité, de fécondité, de consolation, de refuge mais également de pouvoir redoutable parce que sacré.
Dans ce rassemblement mondial autour de la dépouille d’Élisabeth, on avait l’impression que, non seulement la famille royale et les sujets britanniques, mais également toute la famille humaine rendait hommage à une femme dépourvue de tout pouvoir politique mais revêtue de toute l’autorité que la symbolique lui conférait. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un tel événement a lieu. C’est pourquoi il est légitime de parler de point de rupture dans la civilisation. Ce point de rupture résume des siècles et des siècles de traditions. Le tomber de rideau fut magnifique. En descendant au caveau, Élisabeth a pris soin de s’accompagner d’une très longue histoire, notamment celle du XX° siècle. Une ère post-élisabéthaine s’ouvre aujourd’hui pour le monde entier ; un monde globalisé à souhait.
Jonathan Brady / AFP
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