Alors que les coupures d’électricité sont devenues la norme et que le mazout se fait cher et rare, les problèmes liés aux générateurs s’intensifient. Un business devenu juteux pour les propriétaires des générateurs qui, parfois, abusent de leur pouvoir en l’absence d’un État fort et d’une justice fonctionnelle.

Vivre au Liban en temps de crise, c’est vivre au gré des humeurs du taux de change du dollar qui affecte le quotidien des Libanais. Faire les courses au supermarché devient un cauchemar et attendre les factures du générateur est une véritable angoisse, d’autant que le ministre sortant de l’Énergie, Walid Fayad, a clairement fait comprendre au peuple libanais que l’électricité n’était pas sa priorité. Et pour cause, il se concentre à combattre l’ennemi israélien en lançant des pierres à la frontière libano-israélienne, alors que le pays est plongé dans le noir complet depuis le début de la crise.

En l’absence d’une politique claire et transparente en matière d’énergie, la mafia des "moteurs" a pris le pouvoir. Toute personne qui se révolte est susceptible de se voir privée de courant, notamment si elle demande l’installation de compteurs ou conteste les tarifs qui, eux, dépassent l’absurdité.

"Cela fait un an que je demande la mise en place de compteurs, explique Nadim, résident à Hamra. Nous sommes dans une crise sans fin et nous ne pouvons plus continuer à utiliser le système d’ampérage comme avant. Chacun consomme à sa guise et certains se retrouvent à payer la consommation des autres." Cet été, de nombreux locateurs craignaient la surconsommation de la climatisation. Pour les personnes qui habitent seules et s’absentent toute la journée, les factures ont été colossales. "La seule raison pour laquelle quelqu’un refuserait de mettre des compteurs, c’est parce qu’il consomme plus qu’il ne paie, s’insurge Nadim. Quand on nous impose de nombreuses heures d’électricité par jour, la moindre des choses serait d’installer des compteurs pour avoir les moyens de contrôler notre facture. Sinon, nous pourrons nous retrouver avec des montants aussi énormes que 400 dollars par mois." Pour lui, c’est une forme d’individualisme qui ressemble au comportement des dirigeants où chacun essaie de profiter de la situation sans se soucier d’autrui.

Une surconsommation remise en question

À cela vient s’ajouter une ville polluée par le bruit des générateurs, mais également par les matières cancérigènes qui s’en dégagent sous forme de particules noires. Cette cendre noire se dépose sur les balcons, les fenêtres, les tables des restaurants, les vêtements, et représente un danger pour la santé du citoyen. "Les gens veulent avoir le même mode de vie qu’avant sans faire de concessions, constate Rim, résidente à Ras Beyrouth. Notre générateur est en marche 19 heures par jour. Les propriétaires refusent de l’isoler. La pollution sonore devient invivable. Cette surconsommation est une catastrophe au niveau écologique mais également sur le plan de la santé. Je retrouve tous les jours des cendres noires sur mon balcon. Je n’ose plus ouvrir les fenêtres."

Cette crise marque la fin d’un style de vie et le début d’un changement comportemental chez le consommateur. "Avant la crise, personne ne se souciait de la grandeur du générateur, nous vivions dans une bulle, souligne Rose-Marie, résidente à Achrafieh. Le carburant n’était pas cher et nous consommions énormément, sans réfléchir aux conséquences." À l’instar de nombreux habitants, Rose-Marie et ses voisins se sont tournés vers l’installation de panneaux solaires et de UPS pour réduire leur facture. "Même avec cela, nous avons quand même dû remettre en marche le générateur pour la climatisation, souligne-t-elle. Je payais plus de 500 dollars par mois, alors que je m’absente toute la journée et que j’habite seule. J’ai donc décidé d’arrêter le générateur, mais je dois quand même payer pour les parties communes."

Rose-Marie explique que lorsqu’elle a annoncé à ses voisins son intention de se retirer, ils ont décidé de vendre le grand générateur pour en acheter un plus petit, car ils savent très bien que leur facture va doubler. "Nous avons affaire à des cartels, déplore-t-elle. À l’approche de l’hiver, je sais que les panneaux solaires ne me suffiront plus, mais je n’ai plus les moyens de payer." Rose-Marie fait remarquer que toutes les décisions prises ne sont pas légales, car il n’y a pas de trésorier ni de comptable et que les propriétaires font appel à la loi quand cela les arrange.

La loi du plus fort

Au niveau de la loi, le flou règne puisque tout le monde se retrouve dans une situation inédite. "Aujourd’hui, la majorité de notre travail se résume à régler des conflits de voisinage liés aux générateurs", explique Karim Ghazzaoui, avocat. Pour réduire les factures du générateur, certains propriétaires décident de vendre du mazout aux immeubles voisins sans informer le reste des propriétaires. "Or pour pouvoir le faire, ils doivent obtenir plus 75% des voix, explique-t-il. De plus, ils doivent présenter les factures officielles, qui doivent être correctement comptabilisées."

Le stockage de l’essence au sein de l’immeuble dans des galons en plastique figure au nombre des plaintes déposées. "Il est important de préserver la sécurité de tous les habitants de l’immeuble", insiste Me Ghazzaoui. Il rappelle, par ailleurs, que le ministre de l’Énergie a publié plusieurs circulaires pour imposer aux propriétaires l’installation de compteurs.

Le chaos, la corruption et l’abus de pouvoir règnent au sein des immeubles libanais comme au sein du gouvernement. Les propriétaires des "moteurs" sont propulsés au rang de zaïm, puisqu’ils ont le pouvoir de faire la pluie et le beau temps. Aujourd’hui, le citoyen se bat seul pour réclamer ses droits dans un pays où la justice n’a plus aucun droit et où chaque quartier est devenu un mini-État avec son propre zaïm. Le véritable danger est de voir ce système de cartel s’étendre à d’autres domaines comme celui de l’eau et de l’Internet.