Bloquée depuis plusieurs mois à cause de pressions politiques, l’affaire de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth est désormais noyée dans des conflits politico-judiciaires. Un bras-de-fer oppose les ministres sortants de la Justice, Henry Khoury, et des Finances, Youssef Khalil, favorables à la nomination d’un juge suppléant à Tarek Bitar, en charge de l’instruction du dossier de l’enquête, au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Souheil Abboud, soutenu par le bâtonnier de l’ordre des avocats de Beyrouth, Nader Gaspard.

Au lendemain de la réunion du CSM, convoquée par Henry Khoury pour la nomination d’un juge suppléant, mais boycottée par M. Abboud, une polémique a éclaté entre le ministre sortant de la Justice et le bâtonnier.

"Il est regrettable que le ministre de la Justice en soit venu à fixer une réunion pour le CSM, comme si son président en était incapable", a commenté Nader Gaspard qui a jugé cette intervention "malsaine" dans un communiqué qu’il a fait paraître mercredi. Le bâtonnier s’était fortement opposé à cette ingérence de la politique dans les affaires de la justice. "Il aurait mieux valu procéder au vote de la loi sur l’indépendance du pouvoir judiciaire", a-t-il martelé.

Considérant qu’il devient de plus en plus pressant de trouver une issue au blocage de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, M. Gaspard a aussi lancé un appel aux députés, les appelant à adopter la proposition de loi revêtue du caractère d’urgence présentée par un groupe de parlementaires. Le texte propose une modification de l’article 360 du Code de procédure pénale, relatif aux recours contre les juges d’instruction, ce qui permettrait éventuellement un déblocage du dossier.

Le ministre de la Justice a répondu jeudi à M. Gaspard. "Rappelez-vous, M. le bâtonnier, votre visite au ministère, le 6 octobre, à l’issue de laquelle vous aviez évoqué les rapports fondés sur l’entente entre l’ordre des avocats et le ministère de la Justice. Vous aviez également souligné la nécessité d’une collaboration pour résoudre le problème de la grève des magistrats et remettre le pouvoir judiciaire sur le bon chemin", a-t-il indiqué dans un communiqué. M. Khoury a par ailleurs critiqué les propos du président de l’ordre au sujet de l’article 6 et de l’ingérence de la politique dans le travail du CSM.

L’article en question, rappelle-t-on, autorise le ministre de la Justice à convoquer cette instance à une réunion dont il peut fixer l’ordre du jour. Cependant, cet article de loi n’a jamais été appliqué parce qu’il est contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. C’est ce que M. Abboud avait rappelé pour expliquer, entre autres, sa décision de boycotter la réunion de mardi, convoquée par M. Khoury. Une argumentation également soutenue par Nader Gaspard.

Henry Khoury a ensuite souligné dans son communiqué qu’il a recouru à l’article précité "à la suite du refus du CSM, pendant plus de deux semaines, de se réunir à un moment où tous les protagonistes concernés par le dossier (de l’enquête sur le port), y compris les membres de l’ordre, réclamaient la tenue de cette réunion afin que le CSM approuve le décret de nomination des présidents des chambres de la Cour de cassation. Les nominations en question permettraient de compléter la composition de l’assemblée plénière de cette cour qui pourra ainsi statuer sur les recours présentés contre le juge Bitar. Le problème est que le ministre sortant des Finances avait bloqué ce décret qu’il était supposé signer. Il estimait qu’il était contraire à l’esprit du pacte national, pour ce qui est de la parité islamo-chrétienne. Or M. Khalil n’a aucune compétence pour statuer sur le fond et il était seulement supposé signer le texte. En réalité, soutenu par le ministre de la Justice, il essayait de modifier ainsi la composition de l’assemblée plénière de la Cour de cassation pour avoir en son sein une majorité favorable à son camp, celui du tandem chiite, Amal-Hezbollah. Actuellement, la Cour de cassation est composée de dix présidents de chambre: cinq chrétiens et cinq musulmans, en plus du président du CSM. Youssef Khalil veut cependant inclure ce dernier parmi les cinq magistrats chrétiens.

Quoi qu’il en soit, l’opportunité de l’article 6 du Code de procédure judiciaire est contestée par de nombreux juristes et hommes politiques soucieux de l’application du principe de la séparation des pouvoirs. "Cet article aurait dû être révisé depuis des années", explique à Ici Beyrouth le député Georges Okais. "C’est un texte anticonstitutionnel puisqu’il s’oppose au principe de la séparation des pouvoirs", avance-t-il.

Rappelons, dans ce contexte, que pour les maints recours en dessaisissement du dossier présentés contre le juge Bitar, aucune décision n’a pu être rendue, en raison d’un défaut de quorum qui bloque l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dû au départ à la retraite de certains de ses membres.

Débloquer l’enquête: de ces deux solutions, à laquelle s’attendre?

En vertu de la proposition de loi présentée au Parlement, en septembre dernier, par les blocs parlementaires de la République forte (Forces libanaises) et des députés du changement, le juge d’instruction contre lequel des recours seraient présentés n’aurait plus à attendre le verdict de la Cour de cassation pour pouvoir poursuivre son enquête.

À Ici Beyrouth, le député Georges Okais explique que "le texte actuel oblige le juge d’instruction à suspendre ses activités jusqu’à ce qu’une décision soit rendue par la Cour de cassation". Par conséquent, si jamais ladite proposition venait à être approuvée, le juge Bitar pourrait mener à bien son travail, "sans attendre que l’affaire des recours soit réglée et donc que les nominations judiciaires aient lieu".

En attendant, le Conseil supérieur de la magistrature a prévu de se réunir (probablement la semaine prochaine selon certaines sources) pour poursuivre ses délibérations, tant au sujet de la nomination d’un juge suppléant à Tarek Bitar qu’à celui des nominations judiciaires. Farouchement opposé à la désignation d’un suppléant qui plancherait sur les demandes de remise en liberté des personnes détenues dans le cadre de l’enquête sur l’explosion du port en raison de l’illégalité de la question, le bâtonnier Nader Gaspard avait précédemment mis en garde Souheil Abboud contre cette mesure même si elle est motivée par des "considérations humanitaires". Le ministre de la Justice avait, lui aussi, été accusé par M. Gaspard de violer le principe de la séparation des pouvoirs en mettant la pression sur le CSM pour nommer un juge suppléant. C’est là un exemple parmi d’autres des tentatives des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire de contourner la loi et de s’adonner à des pratiques illégales qui servent surtout des intérêts politiques.

La nomination d’un juge suppléant, sous la pression notamment du camp aouniste dont est proche Henry Khoury, devrait surtout permettre de libérer l’ancien directeur général des douanes, Badri Daher, également proche de ce camp.