Dans ses pratiques de tous les jours, le pouvoir tourne le dos à l’héritage d’un intellectuel, humaniste et diplomate dont il continue pourtant de se prévaloir et auquel il continue de rendre hommage.

Entre les déclarations et les faits, le fossé est parfois gigantesque.

A l’occasion du 73e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme vendredi, le président de la République Michel Aoun affirmait ainsi que “le Liban, qui a été l’un des principaux contributeurs à l’élaboration de cette déclaration à travers la contribution de Charles Malek à sa rédaction, réitère aujourd’hui plus que jamais son engagement vis-à-vis du contenu et des dispositions de cette déclaration, qui est en elle-même une constitution internationale plaçant l’être humain, sa reconnaissance et son respect au centre des politiques internationales”.

Et le chef de l’Etat d’ajouter: “Le Liban lutte aujourd’hui pour respecter et maintenir ces droits, en lesquels il a toujours cru et dont il a été un pionnier en matière de propagation depuis la célèbre faculté de droit, fondée par l’Empire romain à Beyrouth, la capitale du droit et de la loi.”

Pourtant, loin de ces assertions, le Liban est plus que jamais victime aujourd’hui d’impunité, d’oppression et d’atteintes à la dignité humaine. L’espace des libertés se restreint de jour en jour. Les violations des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des Libanais se succèdent, dans l’indifférence générale. C’est presque comme si la personne humaine, dans sa finalité, avait perdu son droit de cité.

“Plus de 100 atteintes ont été signalées à l’encontre de journalistes depuis le début de 2021 selon Jad Chahrour chargé de communication au Centre SKeyes, la majorité étant poursuivie par des organismes non habilités”, ce qui prouve que les articles 8, 9 et 10 concernant la justice et l’article 19 sur la liberté d’expression et d’opinion ne sont pas observés. La troisème plus grande explosion non-nucléaire a lieu à Beyrouth et 16 mois plus tard, la vérité n’a pas encore été tirée au clair. Le Liban ne parait pas assez engagé dans l’application des fondements de la DUDH tels que prévus dans le préambule de sa Constitution.

Pourtant, à la sortie de la Seconde grande guerre qui fit 60 millions de personnes, sans compter les mutilés et les traumatisés, le Liban se trouvait aux avant-postes pour préserver “la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine” et promouvoir un idéal “de justice et de paix” (première phrase du préambule de la DUDH).

Lorsque le Liban écrivait encore l’Histoire

En 1948, le Liban écrivait encore l’Histoire. Il avait une voix parmi les pays les plus puissants et était respecté de tous sur la scène internationale. Or, en vue de l’adoption le 10 décembre 1948 du texte formé de 30 articles et d’un préambule en défense du “droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de la personne” (article 3), Charles Malek, diplomate et penseur libanais, désigné plus tard en 1956 ministre des Affaires étrangères, avait présidé le troisième comité de l’Assemblée générale, puis plus de 80 réunions afin de réviser le contenu de la déclaration, témoigne son fils Habib Malek dans une vidéo préparée par des services de l’ONU.

Au moment du vote, le délégué libanais avait lui-même présenté le brouillon de la déclaration, avec l’ample conviction que “tandis que l’Histoire seule peut déterminer l’historicité et la signification d’un événement, on peut dire sans risque de se tromper que la déclaration est peut être destinée à occuper une place honorable dans le cortège des repères positifs de l’Histoire humaine”.

“Charles Malek, l’une des figures les plus respectées de l’Assemblée générale, est monté sur le podium (…) Les délégués, reporters et spectateurs sont restés silencieux lorsque le philosophe et diplomate a pris la parole”, rapporte ainsi la chercheuse américaine Mary Ann Glendon.

La diplomatie libanaise à son plus bas

M. Malek, a joué un rôle primordial dans l’élaboration de la référence internationale précitée et a été désigné en 1947 rapporteur du groupe et comité de rédaction. Dès la première minute, il a œuvré pour la mise sur pied d’une déclaration à même de garantir que “les êtres humains soient libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère”.

Le passé et le présent du Liban se tournent aujourd’hui le dos. “La diplomatie libanaise est à son plus bas. En 2019, le Liban a même failli perdre sa place à l’ONU, les ministères des Affaires étrangères et des Finances se renvoyant chacun la responsabilité de ce scandale”, indique ainsi un ancien diplomate sous le couvert de l’anonymat, sans cacher son amertume.

Suite à la double explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, le Premier ministre canadien Justin Trudeau avait proposé au ministère des Affaires étrangères libanaises qu’Ottawa forme les jeunes diplomates. “Il avait raison. Le comportement intempestif, loin de la réserve coutumière à ce genre de postes, de certains chefs de la diplomatie ont en effet réduit le rôle du ministère à une simple machine partisane et électorale, voire même à celui de protecteur, et parfois même d’organe justificateur, d’une milice obéissant aux ordres d’un pays étranger”, ajoute cet ancien diplomate.

“Enseigner Charles Malek”

Charles Malek a laissé une empreinte indélébile dans l’article 18 sur la liberté de religion et dans le préambule de la DUDH qu’il a rédigé à la demande de la présidente de la Commission des droits de l’Homme, Eleanor Roosevelt. “Le préambule est fortement marqué par la croyance profonde de M. Malek, philosophe et théologien, en la conscience humaine et la liberté de la personne”, explique Melkar el-Khoury, expert en développement humanitaire, à Ici Beyrouth.

“Charles Malek a tenu à ce que la déclaration soit universelle au moment où certains délégués voulaient qu’elle se réfère à leur constitution nationale. Toutes ses allocutions reflètent son esprit de précision, sa culture, ses connaissances”, précise-t-il, en allusion à la nécessité du droit national, loin du positivisme, de se conformer au jusnaturalisme des normes de droit international.

“Il n’a jamais prononcé de discours sans recourir à des références. Il y a si peu de personnalités éminentes qui fondent actuellement leurs propos sur des documents valides”, déplore M. Khoury.

“Le Liban n’est pas fidèle à ses grands hommes”, estime pour sa part l’ancien magistrat Hassãn-Tabet Rifaat, ancien professeur de libertés publiques et de droits fondamentaux à l’Université Saint Joseph.

“Nous avons vraiment la chance d’avoir eu une figure dans notre histoire nommée Charles Malek. J’ai connu René Cassin, vice-président du Conseil d’Etat français et membre de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Il me parlait souvent de M. Malek, un homme extraordinaire, actif et très apprécié par l’équipe”, confie-t-il à Ici Beyrouth.

Pour endiguer la dictature et promouvoir la liberté, il faut des magistrats et des journalistes dotés d’une maturité à l’instar de cette carrure, souligne cette autorité de référence nationale en matière de libertés publiques, avant d’ajouter: “Il faut plus que jamais enseigner Charles Malek.”