Tous les députés qui ont pris la parole lors de la séance consacrée à la lecture de la lettre adressée par l’ex-président Michel Aoun au Parlement ont demandé l’élection d’un nouveau chef de l’État. Une séance à cette fin se tiendra donc jeudi prochain.

Et si la lettre adressée par l’ex-président de la République Michel Aoun au Parlement contribuait à accélérer l’élection de son successeur ? La question se pose avec acuité à la lumière de la tournure prise par le débat parlementaire de jeudi matin. Celui-ci était consacré à la missive de M. Aoun demandant à la Chambre de retirer au Premier ministre désigné Najib Mikati le mandat en vertu duquel il avait été chargé de former un gouvernement.

Au cours de ce débat, tous les députés qui ont pris la parole ont réclamé à l’unisson l’élection d’un président. Les parlementaires ont notamment souligné la nécessité de "combler le vide au lieu de l’organiser". Cet appel a été entendu par le président de la Chambre, Nabih Berry. Il a ainsi convoqué le Parlement à une séance jeudi 10 octobre à 11 heures consacrée à l’élection d’un président. Le chef du Législatif a également annoncé qu’il tiendra une séance chaque semaine à cette fin, jusqu’à l’élection d’un nouveau chef de l’État.

Pour en revenir à l’objectif premier de la séance de jeudi, le Parlement a confirmé que le gouvernement sortant pouvait continuer à expédier les affaires courantes " conformément aux principes constitutionnels ".

Plusieurs autres conclusions peuvent être tirées de cette séance.

Premièrement, le bloc du Courant patriotique libre s’est retrouvé quasiment isolé jeudi dans l’hémicycle. Aucun autre groupe n’a appuyé ses demandes et remarques, ce qui était largement prévisible, du fait des attaques souvent lancées par le chef du courant aouniste, le député Gebran Bassil, contre les autres forces et dirigeants politiques. Il reste que le seul bloc qui s’est montré, au cours du débat, compréhensif à l’égard de la teneur de la lettre de M. Aoun est celui du Hezbollah, sachant que son appui a été plutôt timide et mesuré.

Deuxièmement, le rejet des demandes du président Aoun s’est manifesté de deux façons différentes. Les députés du Changement, ainsi que le bloc Kataëb et celui du Renouveau ont choisi d’exprimer leur refus de débattre de la lettre et sont sortis de l’hémicycle peu après l’ouverture de la séance. D’autres blocs, comme le Rassemblement démocratique (Parti socialiste progressiste), ont assisté à la réunion pour dénoncer la teneur de la missive.

Troisièmement, les députés ont évité de se laisser entrainer dans des diatribes à caractère confessionnel qui auraient pu résulter du débat de la lettre envoyée par M. Aoun la veille de la fin de son mandat, et les diverses interventions ont réussi à " limiter les dégâts ". Dans ce cadre, les députés du PSP et le député Michel Moawad ont mis en garde contre tout clivage communautaire.

Quatrièmement, la séance est restée plutôt calme, à l’exception des échanges acerbes, mais prévisibles, entre le député Gebran Bassil et M. Mikati, qui a profité de l’occasion pour faire des révélations sur le comportement de M. Aoun à son égard.

Les députés du Changement

Ali Fawaz

En ce qui concerne le déroulement de la séance, le premier député à prendre la parole était Melhem Khalaf, qui a lu une déclaration au nom du bloc du Changement. Celle-ci souligne qu’en vertu des articles 74 et 75 de la Constitution, et en raison de la vacance présidentielle, le rôle actuel du Parlement, qui est à présent un collège électoral, se limite à élire un président. Le bloc en question appelle à la tenue de séances successives jusqu’à l’élection d’un chef de l’État.

Il est intéressant de noter que la déclaration précitée porte la signature de 10 députés. Alors que les deux députés issus de la contestation qui se sont retirés du bloc, Michel Doueihy et Waddah Sadek, ont signé le texte, trois membres actuels ne l’ont pas fait. Il s’agit de Mark Daou et Najat Saliba (leur parti, Taqaddom, a publié un communiqué indiquant qu’il " boycottait " la séance et appelait à la tenue de séances successives pour élire un président), mais également de Cynthia Zarazir. Après la lecture du texte, les députés du Changement sont sortis.

Kataëb et Michel Moawad

Une position similaire a été exprimée par le bloc Kataëb. Le président du parti, Samy Gemayel, a noté qu’il faut " combler le vide et non l’organiser ", soulignant que l’objectif de la lettre est de " créer un problème institutionnel ".

Dans une déclaration à Ici Beyrouth, à sa sortie de l’hémicycle, M. Gemayel a précisé qu’en vertu de la Constitution, le seul rôle que le Parlement peut jouer durant la vacance présidentielle est celui d’élire un président.

Abondant dans le même sens, Michel Moawad, député de Zghorta et candidat à la présidence, a estimé que le but de cette séance est de provoquer " un clivage communautaire, ce que nous refusons ". " La Chambre étant réunie, élisons un président " , a-t-il martelé.

Avant la séance, il avait déclaré à Ici Beyrouth que " celui qui veut vraiment défendre les prérogatives du président de la République ne doit ni s’absenter, ni voter blanc, ni provoquer un défaut de quorum ".

"Lettre morte"

Après la sortie des députés de la contestation, des Kataëb et du Renouveau (Michel Moawad et Achraf Rifi), le député Ali Ammar (Hezbollah) a voulu "remettre de l’ordre" dans le débat, et a rappelé que le règlement intérieur de la Chambre stipule que la lettre doit être lue.

"Cette lettre est morte avec la fin du Mandat", a pour sa part déclaré le député Marwan Hamadé, ajoutant non sans ironie : "On ne frappe pas un homme à terre". Soulignant que M. Mikati devait continuer d’expédier les affaires courantes, le député du Chouf a mis en garde contre le fait que la lecture de la lettre allait perturber l’ambiance.

Le président du Parlement a rappelé que la lettre avait été envoyée avant la fin du mandat, et qu’il se devait donc de la soumettre au débat.

Le Hezbollah

Après la lecture de la lettre, le député Mohammed Raad (Hezbollah) a indiqué que l’envoi du document "est un droit constitutionnel du président", ajoutant que ce dernier "a voulu dévoiler ce qu’il estime être des obstacles à la formation d’un gouvernement".

Rappelant que le gouvernement Mikati est démissionnaire depuis le début du mandat du nouveau Parlement, il a précisé que les efforts de son parti pour écarter les obstacles à la formation d’un nouveau Cabinet ont échoué. M. Raad a noté que les remarques relatives à des sujets constitutionnels "nécessitent une approche constitutionnelle dans un climat propice", ajoutant que cela n’est pas le cas actuellement.

"Il est normal que le gouvernement d’expédition des affaires courantes assume ses responsabilités, tout en prenant en considération les craintes exprimées par de nombreux Libanais", a-t-il ajouté. "La priorité actuellement est d’élire un président", a relevé le député hezbollahi, terminant ainsi une intervention qui n’a que timidement appuyé le contenu de lettre de M. Aoun.

Après M. Jamil Sayed, qui a énuméré les prérogatives présidentielles que le gouvernement d’expédition des affaires courantes pouvait, selon lui, exercer, plusieurs députés, notamment MM. Fouad Makhzoumi, Jihad Samad et Oussama Saad, ont eux aussi appelé à l’élection d’un président.

Pour sa part, M. Bilal Abdallah (PSP) a mis en garde contre toute attaque à l’encontre de l’accord de Taëf, soulignant que le gouvernement et son président pouvaient expédier les affaires courantes.

Adwan : Trois questions

Le député Georges Adwan (Forces libanaises), a estimé que la lettre de M. Aoun pose trois questions relatives au retrait de la désignation, l’acceptation de la démission et le fait que le gouvernement sortant pourrait exercer les prérogatives du président. Le Parlement doit prendre position sur ces trois points, a-t-il ajouté.

Le retrait de la désignation ne peut pas se faire, a-t-il souligné, rappelant que telle avait déjà été la réponse de la Chambre lorsque le président Aoun avait envoyé une lettre au Parlement en juin 2021 dénonçant "l’incapacité" de Premier ministre désigné de l’époque Saad Hariri à former un gouvernement.

Pour les deux autres points, M. Adwan a indiqué que le gouvernement sortant pouvait expédier les affaires courantes, soulignant que M. Mikati lui-même s’est engagé à ne pas convoquer de Conseil des ministres, ce qui résout le problème des prérogatives. "Au lieu de perdre encore plus de temps, élisons un président " a-t-il martelé.

Bassil et Sethrida

Photos Ali Fawaz

Le député Gebran Bassil a ensuite pris la parole, et s’est lancé dans ce qu’un de ses confrères a décrit à IB comme étant " la plaidoirie de fin du mandat ".

Après avoir fait remarquer au président Berry que la séance ne s’est pas tenue durant le délai de trois jours après l’envoi de la lettre, stipulé par le règlement de la Chambre, il a longuement critiqué M. Mikati. Il l’a accusé notamment de n’avoir pas voulu former de gouvernement, et d’avoir menacé de nommer de nouveaux ministres pour remplacer ceux qui boycotteraient le Cabinet.

M. Bassil a même mis en garde contre l’exercice du pouvoir exécutif par le Parlement, en raison de la vacance présidentielle et de la présence d’un gouvernement démissionnaire. Il a proposé par ailleurs l’élection d’un président au suffrage universel, soulignant que le candidat le plus représentatif devrait occuper ce poste.

Il ne s’attendait probablement pas à la réponse qu’il a eue à cette dernière proposition. "De ce fait, il faut élire Samir Geagea (chef des FL), qui est le plus fort au niveau chrétien", a lancé la députée Sethrida Geagea à l’adresse de M. Bassil, provoquant des rires dans l’hémicycle.

Bou Faour : le partenariat est préservé

Le député Wael Bou Faour (PSP) a estimé que cette lettre "pouvait créer un climat confessionnel et une polémique constitutionnelle dont nous n’avons pas besoin". Rappelant que le Parlement ne pouvait pas retirer la désignation d’un Premier ministre, il a souligné que "le partenariat (islamo-chrétien) est préservé et ne constitue ni un choix, ni une faveur de la part de qui que ce soit". Le climat actuel n’est pas propice à un débat constitutionnel, a ajouté M. Bou Faour, qui a appelé le président Berry, au nom du Rassemblement démocratique, à trouver un autre moyen pour faciliter l’élection d’un président, après que l’idée d’un dialogue entre les blocs n’a pas été bien accueillie.

On rappelle que M. Berry avait annoncé mercredi son renoncement à convoquer à un dialogue entre les blocs en vue d’aboutir à l’élection d’un président consensuel, suite " aux protestations et réserves, notamment de la part des blocs des Forces libanaises et du CPL ".

Révélations de Mikati

Photos Ali Fawaz

M. Mikati a ensuite donné lecture de la lettre qu’il avait envoyée au Parlement dimanche dernier. Il a souligné qu’il expédiera les affaires courantes "dans le sens restreint du terme", en vertu de l’article 64 de la Constitution, ajoutant qu’il était contre toute politique de provocation.

Répondant aux accusations d’atermoiement que lui a adressées M. Aoun, il a indiqué que dès le jour de sa désignation, le 23 juin dernier, le président avait donné le ton. Il lui avait dit qu’il n’avait pas été nommé par assez de députés chrétiens, lui demandant s’il acceptait quand même ce poste.

S’adressant à Gébran Bassil, qui l’a interrompu plus d’une fois, et qui lui a notamment demandé pourquoi il ne s’était pas récusé dès lors, il a répondu : "C’est parce que tu voulais que je me récuse que je ne l’ai pas fait".

M. Mikati a souligné qu’il avait effectué les consultations le 27 juin et présenté une mouture dès le 29 juin, mais n’avait pas obtenu de réponse de M. Aoun, ajoutant que le palais de Baabda lui avait même refusé le rendez-vous qu’il avait demandé quelques jours plus tard.

Poursuivant ses révélations, M. Mikati a indiqué que lors de sa dernière réunion avec le président, le 11 octobre dernier, il avait demandé à M. Aoun de lui donner la dernière mouture afin qu’il la signe. Celui-ci lui avait dit qu’il "avait déposé la mouture dans un tiroir, et jeté la clé". "Le ministre Abdallah Bou Habib et le directeur de la présidence Antoine Choukair étaient présents et peuvent témoigner", a ajouté le Premier ministre sortant.

Il n’a pas pu s’empêcher en outre de noter que durant la campagne électorale en 2018, un député aouniste qu’il n’a pas nommé a fanfaronné en disant que "le président a amendé la Constitution dans la pratique et non dans les textes", en allusion aux prérogatives du Premier ministre dans la formation d’un gouvernement.

Après les propos de M. Mikati, qui ont été applaudis par une bonne partie de l’hémicycle, M. Bassil a réitéré que le Premier ministre lui-même avait déclaré qu’il n’avait pas intérêt à former un gouvernement.

M. Mikati lui a répondu : "Je vais demander à l’Université libanaise d’ajouter un cours au cursus de sciences politiques, qui enseignerait comment négocier alors qu’on est au bord de l’abime".

Berry : séance électorale hebdomadaire

Photos Ali Fawaz

C’est alors que M. Berry est intervenu pour souligner que les députés ont unanimement estimé que la priorité était d’élire un président.

Il a convoqué les députés à une séance jeudi prochain à cette fin, annonçant que le Parlement en tiendra une chaque semaine jusqu’à l’élection d’un chef de l’État, appelant les blocs et députés à " s’entendre " (sur un candidat). " Tout le monde sait où se trouvent les obstacles, et si les différentes parties ne font pas des concessions, nous n’arriverons pas à une solution ", a-t-il ajouté.

Il a ensuite proposé que la Chambre prenne position en adoptant un texte soulignant " la nécessité que le Premier ministre désigné continue, conformément aux principes constitutionnels, d’expédier les affaires courantes ". Le texte a été adopté, à main levée.

Rendez-vous donc jeudi prochain pour une nouvelle séance électorale. La cinquième sera-t-elle la bonne ? Il suffirait pour cela que tous les blocs qui ont appelé ce jeudi à l’élection d’un président joignent l’acte à la parole.