Lors de sa rencontre le 24 novembre 2021 avec son homologue libanais, Abdallah Bou Habib, le chef de la diplomatie russe avait exprimé “la vive inquiétude de son pays face à une volonté manifeste de torpiller l’accord de Taëf, qui avait consacré la parité islamo-chrétienne au sein des institutions libanaises, au profit d’une nouvelle formule politique fondée sur une répartition par tiers qui provoquerait la guerre de tous contre tous”.

La même inquiétude a été exprimée par le pape François au cours de ses récents entretiens avec le président des Etats-Unis Joe Biden, le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre libanais Nagib Mikati. Le souverain pontife avait souligné son attachement à l’accord de Taëf et à l’unité du territoire, du peuple et des institutions libanaises. Plusieurs dirigeants occidentaux et arabes adoptent également la même position concernant le respect de la formule issue de Taëf et le rejet de toute formule alternative basée sur la tripartition chrétien/sunnite/chiite.

Il reste qu’un consensus interlibanais n’existe pas autour des réformes à entreprendre au niveau de la formule libanaise ou du système politique.
Nombre de responsables libanais, du patriarche maronite au chef du Courant patriotique libre, en passant par le chef du Parti socialiste progressiste ont évoqué à un moment ou un autre la nécessité d’un nouveau contrat social ou politique, voire même un changement du système politique, certains blâmant le mandat Aoun, d’autres estimant que le système de Taëf a rendu l’âme. Mais aucun accord ne s’est dégagé sur l’alternative à Taëf.

Le Hezbollah joue sur toutes les contradictions de la classe politique libanaise et sur les craintes et les angoisses des uns et des autres pour pousser à la mise en place d’une assemblée constituante qui sonnerait définitivement le glas de la parité et introniserait le système de la répartition par tiers conformément aux nouveaux rapports de force.

En contrepartie, le courant du Futur, les Forces libanaises, le parti Kataëb continuent de défendre la parité et rejettent la répartition par tiers, tout en défendant des réformes dans le respect de l’unité du territoire libanais et de l’accord de Sykes-Picot, à l’instar d’une décentralisation administrative élargie qui prendrait en compte les spécificités du Liban.

Face à la tripartition, le fédéralisme ou la partition

L’insistance du Hezbollah à imposer la tripartition dans la logique du projet de l’alliance des minorités invite différentes parties libanaises à y opposer de facto le projet d’une fédération ou d’une partition du Liban. La tripartition signifierait en effet une mainmise du Hezbollah sur les institutions par le truchement d’une communauté chiite incapable de se libérer de l’hégémonie du parti pro-iranien.

Il n’est pas question pour les parties qui oeuvrent faveur d’une solution régionale globale d’avaliser une formule qui remettrait en question les frontières de Sykes-Picot et l’unité du territoire libanais, chaque pays étant cependant en droit de choisir son système de gouvernement en fonction de son droit à l’autodétermination et de ses spécificités.

La tripartition a déjà fait l’objet de discussions entre la France et l’Iran, notamment au cours des deux dernières décennies, de l’aveu même du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. La question avait notamment été évoquée lors d’une visite de l’émissaire français Jean-Claude Cousseran à Téhéran, ainsi que durant la conférence pour le Liban organisée en 2007 à La Celle-Saint Cloud par Bernard Kouchner, à l’époque ministre des Affaires étrangères, pour trouver une solution à la crise libanaise.

Si, selon Hassan Nasrallah, c’est Paris qui aurait soulevé l’idée de la répartition par tiers avec Téhéran, il n’en reste pas moins que le communiqué conjoint issu de l’entretien à Jeddah entre Emmanuel Macron et le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane a réitéré son attachement à l’accord de Taëf… avec, derrière, l’idée d’un dépassement du système confessionnel vers un Etat civil en bonne et due forme.

Les ambitions successorales de Bassil

Le problème, c’est qu’à l’heure où le Hezbollah opère à un niveau essentiellement stratégique, pour modifier la formule politique libanaise et le visage culturel du pays, et entraîne de ce fait le Liban dans un état de confrontation ouverte avec son environnement arabe et, au-delà, avec l’Occident en vertu des ordres qu’il reçoit de Téhéran, d’autres acteurs sont exclusivement rivés sur des enjeux de pouvoir.

Il en est ainsi du Courant patriotique libre et plus précisément du régime, dont le souci majeur pour l’instant est celui d’assurer la succession entre le président de la République et son gendre. Le chef de l’Etat souhaite réaliser un échange de bons procédés entre la tenue des élections et l’avènement de Gebran Bassil, dans le cadre d’un compromis présidentiel qui ressemblerait à celui de 2016. Une élection présidentielle anticipée aurait alors lieu, suivie d’un scrutin législatif, sans vacance du pouvoir.

Mais le traumatisme du mandat Aoun est tel qu’aucune partie ne souhaite réitérer l’expérience de 2016 et voir un autre “président fort” occuper la magistrature suprême en gouvernant selon le même style et la même réthorique. Un consensus semble se dégager sur la nécessité d’un retour à un profil de président qui puisse diriger et arbitrer dans un esprit de collaboration des pouvoirs, pas de confrontation, un président-gardien de la République et de la Constitution qui soit au-dessus de la mêlée politique et qui puisse gouverner de manière impartiale, sans mentalité partisane étroite. Le concept du “président fort” et partisan a provoqué une commotion telle qu’il a mené l’effondrement du pays, à travers le pire mandat présidentiel de son histoire.

Il reste cependant qu’en dépit des ambitions successorales de Gebran Bassil, du projet paniranien du Hezbollah et de la gestion catastrophique du dossier interne par les différentes parties politiques, la feuille de route sur le Liban constituée par le communiqué conjoint Macron-MBS, reprise en substance par le communiqué final mardi soir du Conseil de coopération du Golfe, prouve que la place du Liban in fine ne peut être que dans le concert des nations, un pays inscrit dans son environnement arabe et fidèle à sa vocation de passeur entre l’Orient et l’Occident. La bataille en cours porte sur cet être libanais – et Riyad entend apporter dans ce cadre toute l’aide nécessaire pour permettre à Beyrouth de recouvrer son rôle, même si cela doit passer par une nouvelle intifada populaire à même de générer un nouveau Liban.