Retour sur l’explosion du camp palestinien de Borj el-Chemali et la rupture entre le Hamas et le Fateh qui en a découlé

Le climat de confrontation régionale entre l’Iran et Israël sur fond de négociations avec la communauté internationale sur le dossier du nucléaire iranien à Vienne d’une part et entre Téhéran et les pays du Golfe dans un contexte d’offensive continue des Gardiens de la révolution iranienne dans plusieurs pays arabes ne pouvait pas épargner le Liban, en raison principalement du Hezbollah chiite, moteur du projet de la révolution iranienne au Proche-Orient sous le label de la “résistance”.

Cependant, Téhéran a ajouté un nouvel élément dans son arsenal de dissuasion au pays du Cèdre, en étendant son emprise sur les camps palestiniens au Liban, par le biais du Hamas sunnite, à l’instar de ce que faisait autrefois le régime Assad par le biais de diverses groupuscules palestiniens prosyriens comme la Saïka ou le Fateh el-Islam – à la différence notable que le Hamas est un poids lourd tant du point de vue militaire que populaire.

C’est dans le contexte d’une tentative de l’Iran d’étendre ses tentacules sur le terrain palestinien au Liban qu’il convient de replacer les événements survenus ces derniers jours dans le camp palestinien de Borj el-Chemali, à l’est de Tyr – c’est à dire dans les confins du fief de la “résistance”, affirme un spécialiste du dossier palestinien à Ici Beyrouth. Des événements qui ont débouché sur un clash armé dimanche entre le Fateh et le Hamas, suivi d’une rupture déclarée des relations mardi entre les deux formations sur la scène libanaise.

Une série d’explosions avait secoué le camp de Borj el-Chemali le 10 décembre au soir, faisant au moins un tué et plusieurs blessés. Attribuée par le Hamas à un court-circuit qui aurait provoqué un incendie dans un “entrepôt de bonbonnes d’oxygènes et de gaz”, l’explosion a en fait eu lieu dans un dépôts d’armes et de munitions appartenant au Hamas, au sein d’un périmètre de sécurité qui abrite des caches d’armes et de munitions appartenant au mouvement islamiste, indique une source palestinienne proche du Fateh. Hamza Chahine, le cadre du Hamas qui a été tué dans l’explosion, était un expert en explosifs, précise cette source, qui révèle que ce dernier “ne se trouvait pas seul sur les lieux, mais en compagnie de deux cadres sécuritaires du Hezbollah, dont l’un a été blessé”. Les deux responsables de la formation chiite ont été évacuées dans le plus grand secret de la zone de l’incident, et leur présence occultée ultérieurement dans dans tous les récits relatifs à l’explosion. Des sources sécuritaires concordantes font état d’un déploiement des miliciens du Hezbollah après l’explosion, qui ont aussitôt établi un cordon de sécurité autour de la zone de l’explosion, similaire à celui rapporté par des témoins oculaires le soir de l’explosion du 4 août 2020 autour du port de Beyrouth.

L’hégémonie grandissante du Hamas

Au lendemain de l’explosion, le Hamas s’est rapidement retrouvé au centre de critiques palestiniennes, que ce soit de la part du Fateh, son ennemi juré au sein du camp, ou des victimes de l’incident. Pour faire taire ces critiques, le mouvement islamiste a voulu se livrer à un étalage de force en organisant des funérailles populaires importantes pour Hamza Chahine au sein même du camp, avec une mobilisation en masse de miliciens en armes en provenance de plusieurs camps palestiniens, et en présence notamment d’officiels du Hezbollah, indique une source proche du dossier palestinien.

Le Hamas a voulu ce faisant adresser un message d’intimidation et de rappel à l’ordre aux habitants du camp, et défier le Fateh, en lui faisant comprendre qu’en dépit de ses contacts avec les autorités libanaises et de ses responsabilités officielles en tant qu’autorité de maintien de la sécurité des camps vis-à-vis de l’Etat, c’est in fine au Hamas que revient le dernier mot en la matière. En d’autres termes, c’est lui qui commande et qui contrôle le terrain palestinien au Liban, indique une source proche du dossier. Dans un acte “de provocation délibéré”, le Hamas a aussitôt tiré des coups de feu durant la cérémonie “dans le but de provoquer un clash fratricide avec le Fateh”, raconte un témoin présent sur les lieux, proche du Fateh. La version du Hamas prétend exactement le contraire, estimant que le Fateh a voulu sciemment “déstabiliser les camps au service du complot américano-sioniste”. L’incident a fait trois morts (Mohammad Taha, Omar el-Sahli et Hussein el-Ahmad) dans les rangs du mouvement islamiste, ainsi que plusieurs blessés. Le député de Tyr Hussein Ezzeddine (Hezbollah) qui se trouvait sur les lieux, a dû être évacué pour échapper à la rixe. En soirée, l’une des tireurs présumés, un ancien membre du Fateh dont l’appartenance serait depuis “suspecte”, mais qui aurait des informations sur l’origine de l’incident, a été livré par la force de sécurité palestinienne aux services de renseignements de l’armée.

Pour éviter une extension des clashes, le Hamas a organisé les funérailles des victimes dans le camp de Miyé Miyé à Saïda, accusant directement le Fateh d’avoir “perpétré un massacre”. Prononçant une allocution au nom du Hamas, Ayman Shana’aa, s’en est pris à la " force de sécurité nationale palestinienne” (Fateh), en charge du contrôle des camps, estimant qu’elle était devenue “un danger réel pour notre peuple, ainsi que pour la sécurité et la stabilité des camps”.

Les deux groupes palestiniens, dont les relations sont déjà tendues, ont annoncé chacun de son côté la rupture de leurs relations au sein des camps libanais, chacun se retranchant derrière ses positions, dans le cadre d’une lutte qui tourne sur le leadership au sein des camps.

Le double mimétique du Hezbollah

L’expert palestinien précité replace cet incident dans le contexte de la visite du responsable du Hamas Ismaïl Haniyé à Beyrouth le 27 juin 2021 et de son appel à armer les camps palestiniens et à l’unité des rangs avec le Hezbollah au sein du front de ladite “moumanaa”. Selon lui, après la dernière guerre de Gaza en mai 2021, les responsables du Hamas avaient bien précisé que les roquettes tirées à partir du Liban-Sud par des groupuscules palestiniens “constituaient un message selon lequel ils étaient disposés à ouvrir un front à partir du Liban-Sud dans le cas où Gaza était à nouveau attaquée, et que leurs relations étroites avec le Hezbollah leur permettait de prendre une telle décision”.

“C’était la première fois que le Hamas s’avançait politiquement de telle manière, après avoir toujours veillé à montrer qu’il ne se battait pas à partir des autres pays arabes comme le Fateh l’avait fait auparavant”, précise cet expert. Il s’agissait aussi de la première fois que le Hamas affirmait posséder sur le plan technique et logistique des armes et des roquettes similaires, mais à un niveau quand même moindre, à celles du Hezbollah.”

Pour un ancien responsable fathiste, “l’incident de Borj el-Chemali a révélé tout le côté fallacieux du discours du Hamas à l’égard des autorités libanaises et du Fateh”. “Ce n’est plus le Fateh, qui, en vertu des accords entre les groupuscules palestiniens, dirige la sécurité des camps, comme c’est le cas depuis que l’OLP a une représentation au Liban (devenue l’ambassade de l’Autorité palestinienne au Liban)”, note cet ancien responsable.

En fait, le directoire du Hamas, en accord étroit avec le Hezbollah, souhaite dire que la force sur le terrain en termes de sécurité dans les camps appartient désormais au Hamas et non plus à l’Autorité palestinienne et au Fateh, mais de facto, pour éviter d’assumer la charge des services rendus par le Fateh au plan social et politique, ainsi qu’au niveau des rapport avec la légalité libanaise. “Il s’agit là d’une reproduction mimétique du modèle adopté par le Hezbollah au Liban, qui pratique la politique de l’entrisme tout en préservant l’ossature des institutions, mais en les vidant de leur substance, pour se réserver le mot d’ordre final et hégémonique”, affirme l’expert palestinien précité.

Une volonté d’imposer un nouveau narratif

Mais le problème de fond est encore plus vaste, dans la mesure où le Hezbollah n’opère pas pour son propre compte, mais constitue un élément de la stratégie iranienne dans la région. Il en va aujourd’hui de même avec les tentatives de mainmise progressive du Hamas sur les camps palestiniens au Liban. Avec la Déclaration de Palestine au Liban, le 7 janvier 2008, l’Autorité palestinienne avait proclamé que les camps palestiniens se trouvaient sous l’autorité exclusive de l’Etat libanais dans le respect de sa souveraineté, et avait officiellement exprimé son engagement en faveur de l’application de la teneur des résolutions 1559 et 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU.

C’est un basculement progressif vers la thèse adverse qui se produit maintenant avec la mainmise du Hamas sur les camps palestiniens, dans un processus qui imite celui du Hezbollah libanais, en l’occurrence celui où des organisations palestiniennes entassent des armes dans la zone qui se trouve sous le contrôle de la Finul et qui obéit en principe aux dispositions de la résolution 1701.

Le nouveau narratif révolutionnaire palestinien, élaboré par le Hamas, chercherait à dire que la scène palestinienne est désormais sous le contrôle de Téhéran, qui peut désormais exploiter la carte palestinienne au Liban à son gré aussi bien au sein de l’équation intérieure libanaise que dans le cadre des négociations avec la communauté internationale, au service de la stratégie iranienne régionale. Ce qui n’est pas sans augurer de plus de problèmes en perspective tant sur le plan interpalestinien au Liban que libano-palestinien.

Un source politique du vaste front d’opposition plurielle à la mainmise du Hezbollah sur l’Etat libanais met en garde dans ce cadre contre “une nouvelle tentative d’ouvrir le front libanais au Liban-Sud contre Israël via les Palestiniens, au service de l’Iran”. “Le Hamas n’avait pas de véritable présence militaire dans les camps. Le dépôt d’armes et de munitions à Borj el-Chemali a explosé durant un entraînement mené sous la direction du Hezbollah, et les armes qui s’y trouvaient sont des armes iraniennes”, indique cette source. “Dans la crise actuelle, notamment au sein de la communauté chiite, le Hezbollah ne peut plus supporter la responsabilité d’une guerre de plus. C’est donc le Hamas ou un groupuscule palestinien qui servirait de prétexte à allumer la mèche”, ajoute-t-elle.

La question qui se pose est de savoir si la visite au Liban de Khaled Mashaal, qui coordonne en général les dossiers relatifs au Hamas hors du Territoire palestinien, et qui prône une ligne directrice en faveur d’un équilibre entre le monde arabe et l’Iran au sein du Hamas – contrairement à Saleh el-Arouri, localisé dans la banlieue sud de Beyrouth, et homme fort de la sécurité du Hamas au Liban et de la coordination sécuritaire et militaire du mouvement islamiste avec le Hezbollah et les Pasdaran – ne s’inscrirait pas, bien au-delà des incidents de ces derniers jours au Liban, dans une volonté de coordonner les positions entre le Hamas, le Hezbollah et les Gardiens de la révolution iranienne dans le cadre de la tension régionale qui prévaut actuellement entre le camp dit de la “résistance” d’une part et Israël et le monde arabe de l’autre.