La séance parlementaire qui était prévue mercredi pour étudier la possibilité de constituer une commission parlementaire d’enquête visant à poursuivre trois anciens ministres des Télécommunications, a été reportée sans qu’une nouvelle date ne soit fixée. Le vice-président de la Chambre, Élias Bou Saab, a formulé mardi une demande en ce sens qui a été retenue par le bureau du Parlement, d’autant que la réunion plénière allait être boycottée par un bon nombre de députés (dont ceux des Forces libanaises, du Courant patriotique libre, des Kataëb et de la contestation) qui considèrent que la Chambre doit se concentrer seulement sur l’élection d’un président de la République. Quelle est cette commission? Est-elle compétente en la matière?

Le président de la Chambre, Nabih Berry, avait convoqué mercredi dernier les députés à une séance parlementaire de mise en œuvre des dispositions des articles 70-71 et 80 de la Constitution. Il s’agit donc d’une réunion d’activation du processus pouvant rendre la Haute Cour compétente et non pas d’une réunion de mise en accusation des trois anciens ministres des Télécommunications, Jamal Jarrah (Courant du Futur), Nicolas Sehnaoui (Courant patriotique libre) et Boutros Harb (indépendant, proche du 14 Mars). Les trois sont soupçonnés d’activités qui ne sont pas conformes aux règles de gestion du département qui leur avait été confié.

Ce processus n’est autre que la création, à la majorité absolue, d’une commission d’enquête spéciale dédiée à cet effet. "Il s’agit d’une volteface purement politique, non fondée sur des éléments de droit", indique à ce sujet l’avocat Rizk Zgheib. Toute la question est de savoir si la Haute Cour de justice est compétente en la matière ou si, au contraire, les accusations portées contre les anciens ministres constituent des crimes devant relever de la compétence des tribunaux ordinaires.

Retour sur le dossier des télécommunications

En 2019, une enquête avait été initiée par le procureur financier, Ali Ibrahim, pour dilapidation et détournement de fonds public au sein du ministère des Télécommunications. Des poursuites avaient alors été engagées contre les trois anciens ministres, mais le dossier est resté suspendu.

L’affaire a été ressuscitée aujourd’hui après que la Cour des comptes a fait part des résultats d’un audit effectué auprès du ministère en question. Dans ce rapport, 17 milliards de dollars auraient été dépensés entre 2010 et 2020, dont 6 milliards qui n’avaient pas lieu d’être, en faveur du ministère et d’Ogero, Alfa et Touch (opérateurs de téléphonie fixe et mobile au Liban).

La Haute Cour de justice est-elle compétente?

Pour revenir aux textes, la mise en accusation d’un ministre se fait, par la Chambre des députés, dans deux cas: la haute trahison et le manquement grave aux devoirs de la charge. C’est d’ailleurs ce que stipule l’article 70 de la Constitution libanaise: "La Chambre des députés a le droit de mettre le président du Conseil des ministres et les ministres en accusation pour haute trahison ou pour manquement grave aux devoirs de leur charge. La mise en accusation ne peut être décidée qu’à la majorité des deux tiers des membres de l’Assemblée entière."

Au moment où le premier motif (haute trahison) ne pose pas un problème, celui du manquement grave aux devoirs de la charge est souvent interprété de manière abusive par les députés et les juristes. Il a été, à plusieurs reprises, question de savoir ce qu’implique la notion de manquement grave aux devoirs de la charge. Pour certains, ce principe englobe tous les actes des ministres, y compris ceux qui relèvent du Code pénal. "Or, une telle interprétation va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation libanaise qui a, à trois reprises, fixé les jalons de ce qui est censé départager les compétences des juridictions ordinaires et celles de la Haute Cour qui est une juridiction d’exception", explique M. Zgheib. La jurisprudence a donc considéré que toute violation au Code pénal qui est non liée aux attributions constitutionnelles du ministre devrait relever des juridictions ordinaires. Cela signifie que lorsqu’un ministre commet des actes qui sont prévus par le Code pénal, il devient passible d’être démis de ses fonctions et est soumis aux tribunaux de droit commun. Il n’est, par conséquent, plus concerné par la teneur de l’article 70 de la Constitution. Thèse à laquelle n’adhèrent pas un bon nombre de députés qui considèrent que le dossier des télécoms tombe dans la catégorie du "manquement grave aux devoirs de la charge", d’autant qu’il est question de dilapidation de fonds. C’est ainsi que la compétence de la Haute Cour devient tributaire d’une interprétation restrictive de cette notion de "manquement grave à leurs devoirs", les devoirs étant constitutionnels. Il peut s’agir du refus d’un ministre de signer un décret (il est important de souligner ici que c’est le cas du ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, qui refuse de signer le décret des nominations judiciaires), du refus du président du Conseil de convoquer les ministres à une réunion, etc. "S’élargir dans ces interprétations signifierait accorder, en vertu de ce privilège de juridiction, une immunité de fait assez élargie au ministre, ce qui va à l’encontre de la notion d’État moderne", précise M. Zgheib.

Dossier "Puma": des commissions distinctes

La commission dont il est question plus haut est différente de celle créée en 1993 pour le dossier des hélicoptères français Puma, dans le cadre duquel l’ancien président Amine Gemayel avait été visé. Il s’agit là d’une procédure prévue par la loi organisant le fonctionnement de la Haute Cour, adoptée en 1991. La commission est donc créée dans le cas où la Chambre considèrerait que le sujet est d’une importance majeure. Elle établit un rapport dans lequel elle accuse ou dédouane la personne concernée. A contrario, la création de la commission spéciale que nous évoquons dans les paragraphes précédents est prévue par le règlement intérieur de la Chambre et n’est compétente que lorsqu’il y a haute trahison ou manquement grave aux devoirs de la charge.

Ce scénario est comparable à celui dont a témoigné le pays en 2020, lorsque le juge d’instruction Fadi Sawan, chargé à l’époque de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, a décidé d’inculper quatre personnalités politiques, à savoir l’ancien Premier ministre Hassane Diab et les anciens ministres et députés Youssef Fenianos, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaiter. La question de la compétence du juge à enquêter avec des responsables politiques a été largement soulevée.