L’image chrétienne est une valeur de vérité, de transparence et de transcendance. C’est une œuvre qui se lit plutôt que d’être délectée. Sa valeur est éthique avant d’être esthétique. Elle permet la rencontre entre le message et le spectateur-acteur dans le moment réel de l’événement représenté, devenu éternellement présent.

L’art chrétien est une chose, l’image chrétienne en est une autre. Les œuvres les plus célèbres de la civilisation chrétienne ont été les fruits de la Renaissance et des mouvements qui l’ont suivie, allant du classicisme au baroque et jusqu’au déchaînement d’extravagance du rococo. Les thèmes chrétiens représentant le Christ et la Vierge, les saints et les apôtres, ont été revisités par des Michel-Ange et des Raphaël, en repuisant dans les normes classiques du répertoire de l’Antiquité. Pour cela, il leur fallait nécessairement s’éloigner des canons iconographiques de la culture chrétienne.

Le regard de saint Marc interpelle le spectateur devenu acteur, dans le " présent absolu " de cette fresque syriaque médiévale de l’église maronite de Saint-Théodore à Behdidét. ©Amine Jules Iskandar

La Vérité

L’art chrétien se fonde sur la notion de re-présentation de la Vérité, en cela qu’il la rend présente. Afin de se soustraire au caractère subjectif de la beauté, il l’identifie à la vérité. S’appuyant sur la philosophie grecque, il associe selon cette approche, le beau, le bon, le juste et le vrai, qui vont conférer à la beauté leur nature universelle.

Pour la philosophie, la Vérité est absolue, et pour le christianisme, elle est l’Absolu, c’est-à-dire le divin. Aucune représentation du sacré n’est donc envisageable en dehors du principe de véracité. Celle-ci implique l’authenticité comme antinomique du superflu. Chaque élément, chaque détail de la représentation doit être pourvu d’un sens. Il ne peut être introduit pour enjoliver ou pour remplir l’espace. Il est porteur d’un sens et d’un message qui lui confère sa raison d’être dans le récit général. Car l’image iconographique ne se délecte pas, elle se lit comme un texte. Le paysage de l’arrière-plan est là pour renvoyer à un événement particulier et pour définir son cadre et ses circonstances.

Chaque personnage de la scène est pourvu d’un rôle bien déterminé. L’habit, la plante, le rocher, une montagne, un monastère lointain ou un édicule qui domine la scène… tout est là pour interpeler et pour rendre présent l’événement et ses acteurs dont le spectateur-même. Ce dernier les rencontre dans le temps du présent absolu.

Dans " la visite de Marie à Elisabeth ", le podium de l’édicule de Marie présente un point de fuite différent de celui de l’édicule d’Elisabeth. C’est la perspective dite aberrante qui place la scène hors du lieu et hors du temps, reproduisant l’événement dans un perpétuel présent. ©Icône de l’atelier maronite de Chypre

La philosophie des idées

Pour tenter de comprendre cette conception chrétienne du temps, considérons Henri Bergson qui la confronte à celle de la philosophie des idées. Celle-ci dominait, et domine toujours, la pensée païenne. Pour le paganisme, l’objet est tridimensionnel, et le temps n’est qu’un phénomène qui lui est extérieur. L’action du temps, comme élément étranger, ne peut qu’engendrer la dégradation de l’objet. Elle est forcément nocive. Pour le christianisme, en revanche, le temps constitue la quatrième dimension, inhérente à l’objet ou à la personne en question. Il est donc une source d’enrichissement puisqu’il en est une constituante. Plus son action se prolonge dans la durée, plus son apport est constructif et positif.

Le païen résiste au temps, le nie, le refuse, le combat et l’efface. Les sculptures gréco-romaines sont immuables et éternellement jeunes. Le paganisme moderne s’épanouit dans certaines formes excessives de la chirurgie esthétique et du botox. Un saint Antoine, en revanche, un saint Siméon Stylite ou un saint Charbel sont ornés de rides qui dessinent sur leurs visages les trésors de sagesse et d’efforts réalisés avec l’écoulement du temps. Ce dernier incarne leur chemin vers l’excellence et vers la sainteté. Il est leur véhicule vers la Vérité et l’Absolu.

La perspective aberrante

Le visage porte en soi, non pas les signes de la dégradation par le temps, mais les traces de l’enrichissement. Les yeux sont toujours ouverts, car ils sont la lumière de l’âme, mais aussi un regard vers le spectateur. La peinture iconographique est tout sauf narcissique. Contrairement aux riches tableaux de La Renaissance, elle répugne à constituer une œuvre en soi. Elle n’est pas autosuffisante. L’icône a besoin du spectateur pour se compléter. Celui-ci fait partie de la scène. Pour construire ses perspectives, La Renaissance a placé les points de fuite dans le tableau. L’icône, elle, a établi son point de fuite dans le spectateur, impliquant une véritable osmose et une rencontre dans un présent intemporel.

L’image chrétienne se situe hors de tout temps (Uchronos) et hors de tout lieu (Utopos). Longtemps a-t-on considéré les défauts formels dans les icônes byzantines, comme les résultantes d’une mauvaise maîtrise des notions de perspective. Pourtant cette science était connue, tout comme les mathématiques, la physique, la géométrie et l’astronomie. Mais les artistes ont intentionnellement déplacé les points de fuite, générant des distorsions de l’espace dans le but de nous projeter dans l’Utopos, hors de tout lieu temporel. Ce qui semblait aberrant dans l’image aux formes faussées n’était en réalité qu’une invitation dans une dimension spatiale où le temps est celui du présent perpétuel.

À la chapelle Sixtine, le Christ de Michel-Ange dans le Jugement dernier est représenté sous les traits d’un Apollon de l’antiquité païenne. C’est le concept de la représentation inversée. ©Photo tirée du site Web www.hérodote.net

Un lieu d’accueil 

L’image est le lieu où se produit l’accueil du divin. Elle n’est pas une fin en soi, comme sujet de délectation ou de satisfaction. Sa qualité première est la transparence. L’artiste, lui aussi, s’efface pour laisser place à la transcendance dans la rencontre avec le spectateur devenu acteur. Ce dernier complète la composition. C’est en lui que se situe le point de fuite de la perspective, et c’est vers lui que converge le regard. Les qualités esthétiques de l’œuvre résident désormais dans sa valeur éthique. C’est sur ce dernier critère que se fondent les principes de l’image chrétienne. Il exige la transparence pour l’œuvre et pour l’artiste, ainsi que la fidélité au récit originel, en évitant tout superflu. Les ornements insignifiants, les décorations gratuites, l’étalage de virtuosité laissent la place à des éléments porteurs du sens.

Si durant l’antiquité païenne, les dieux recherchaient à vivre les plaisirs des hommes dans toutes sortes de jouissances physiques, pour le christianisme, c’est l’homme qui consacre sa vie à essayer de tendre vers Dieu. Pour les arts gréco-romains, les représentations des divinités sont inspirées des humains éternellement jeunes, et ce sont ces modèles qui seront repris pour les sujets chrétiens durant La Renaissance italienne. Du point de vue théologique, il s’agit là d’une représentation dite inversée, dans laquelle, c’est Dieu qui se fait à l’image de l’Homme, et non ce dernier qui est créé à l’image de Dieu.

L’image chrétienne est une valeur de vérité, de transparence et de transcendance. Elle est un lieu d’accueil de l’Absolu. C’est une œuvre qui se lit plutôt que d’être délectée. Sa valeur est éthique avant d’être esthétique. Son altérité remplace le narcissisme réducteur. Elle permet la rencontre entre le message et le spectateur-acteur dans le moment réel de l’événement représenté, devenu éternellement présent.

L’image chrétienne n’est pas forcément l’icône ou une peinture à thème religieux. Tout tableau, tout film, toute représentation, dès lors qu’ils sont porteurs du sens, dès lors qu’ils privilégient les valeurs éthiques aux illusions esthétiques, dès lors qu’ils favorisent le message au divertissement, sont une image à dimension chrétienne. Ce message est alors à valeur universelle, transcendant les frontières de l’espace et du temps.