La vive tension politique qui a résulté de la reprise par le juge Tarek Bitar de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth s’est clairement répercutée mardi sur le Parlement, et plus précisément sur la réunion de la commission de l’Administration et de la Justice. Cette dernière devait examiner un texte en rapport étroit avec ces développements, et dont le parcours Place de l’Étoile est des plus instructifs : la proposition de loi sur l’indépendance de la justice.

Le ton, et la tension, sont montés très haut mardi lors de la réunion de la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice. Consacrée à l’examen de la proposition de loi sur l’indépendance de la justice, la séance a en fait démontré combien cette indépendance est nécessaire, et pour l’instant absente.

Au lieu de débattre de ce texte qui est d’une importance cruciale, et dont le parcours a débuté en 1997 sans aboutir depuis, les députés ont vite été rattrapés par l’actualité judiciaire, à savoir la reprise par le juge Tarek Bitar de l’enquête sur la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, après 13 mois de blocage en raison des recours en dessaisissement présentés contre lui.

La séance s’est transformée en une confrontation entre des députés du Hezbollah et du mouvement Amal, d’une part, et d’autres parlementaires, notamment de la contestation, de l’autre.

Selon des sources parlementaires, c’est le député Hussein Hajj Hassan (Hezbollah) qui a été le premier à dévier l’attention des députés du texte examiné, en s’en prenant au juge Tarek Bitar, l’accusant d’exécuter des agendas politiques. Alors que des députés du Changement, notamment Najat Saliba, Melhem Khalaf, et Halima Kaakour, ont pris la défense de ce dernier, soulignant qu’il n’accomplissait que son devoir, leurs collègues Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaiter (Amal), tous les deux poursuivis par Tarek Bitar dans le cadre de cette affaire, se sont emportés.

Ali Hassan Khalil s’est lancé dans une plaidoirie qui a duré une bonne demi-heure, durant laquelle il notamment dénoncé " le fuitage " à travers les médias d’informations relatives à l’enquête et aux demandes d’interrogatoire.

Selon les sources parlementaires, il aurait rappelé que le précédent juge d’instruction dans l’enquête sur l’explosion du 4 août, Fadi Sawan, avait adressé une lettre à la Chambre de l’époque, demandant l’autorisation de poursuivre plusieurs responsables politiques, dont le Premier ministre Hassan Diab, et les députés et anciens ministres Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaiter. Cette demande a été rejetée pour absence de suspicion, aurait martelé M. Khalil, qui aurait dénoncé la décision du juge Tarek Bitar de le convoquer, ainsi que son collègue Ghazi Zeaiter.

Les deux parlementaires s’en sont pris ensuite aux députés du Changement, stigmatisant notamment leurs propos lors de la dernière séance consacrée à l’élection d’un président de la République, mais également leur participation au sit-in des familles des victimes et à la mobilisation en faveur de la libération de l’activiste William Noun.

" Vous défendez l’indépendance de la justice et vous intervenez dans des dossiers judiciaires ", auraient-ils lancé, rappelant que Melhem Khalaf avait même passé la nuit à la caserne de la Sécurité de l’État le soir de l’arrestation de William Noun. Le chef des Forces libanaises Samir Geagea n’a pas été épargné par les accusations, notamment celle de ne pas avoir comparu devant la justice dans l’affaire de l’incident de Tayyouneh.

La tension est vite montée dans l’hémicycle, où se tenait la réunion, et M. Zeaiter en est sorti furieux, fulminant contre " ceux qui ne comprennent rien aux lois et veulent quand même discuter ".

Ambiance malsaine

" L’ambiance était malsaine durant de cette réunion, et des termes inacceptables ont été utilisés ", résume le député Waddah Sadek, qui a participé à la séance.

" Ils nous accusent de populisme et critiquent notre appui à William Noun ", confie-t-il, ajoutant : " À les entendre défendre l’indépendance de la justice, on a l’impression que c’est nous qui sommes députés depuis trente ans, et eux qui viennent d’être élus. Soit ils ont confiance dans la justice, vont jusqu’au bout et acceptent le verdict, soit ils n’ont pas confiance dans la justice. C’est quand même eux qui ont mené la justice au point où elle se trouve actuellement ".

Dénonçant la politique des " deux poids deux mesures ", Waddah Sadek relève que " quiconque menace un juge doit être interrogé, et ce qui s’est appliqué à William Noun doit l’être à Wafic Safa " (chef de la sécurité du Hezbollah qui avait, lors d’une incursion au Palais de Justice de Beyrouth en septembre 2021, menacé de " déboulonner " Tarek Bitar).

" Ce qui est bien, c’est que Ali Hassan Khalil a accepté l’idée que quiconque attaque la justice devrait être interrogé, et nous sommes en faveur de cette mesure", ajoute le député de Beyrouth II.

En fait, la loi sur l’indépendance de la justice résoud tout cela, et doit être votée, souligne Waddah Sadek.

La proposition de loi

Pour en revenir à la proposition de loi sur l’indépendance de la justice, à laquelle la réunion de la commission de l’Administration et de la Justice devait être consacrée, son examen devrait se poursuivre mardi prochain.

Le parcours de ce texte est d’ailleurs instructif et reflète le peu d’enthousiasme de certaines parties politiques à garantir l’indépendance de la justice.

Une première proposition de loi sur l’indépendance de la justice avait été présentée au Parlement en 1997 par Hussein Husseini (ancien président du Parlement à l’époque), Sélim Hoss et Omar Karamé (anciens chefs du gouvernement), ainsi que Mohammed Youssef Beydoun, Boutros Harb et Nassib Lahoud (députés à l’époque). Elle avait de nouveau été soumise par le député Moustapha Husseini (frère de Hussein Husseini) en 2018. Une seconde proposition de loi avait également été élaborée en 2018 à l’issue d’un colloque au Parlement sur cette question.

Les deux textes avaient ensuite été examinés en commissions parlementaires pendant des années, et une mouture unifiée avait été placée à l’ordre du jour de la dernière séance législative du précédent Parlement, le 21 février 2022. Mais elle n’avait pas été débattue, car le ministre Khoury avait affirmé l’avoir reçue quelques jours seulement avant la séance et n’avoir pas eu le temps de l’étudier. Le chef du Législatif, Nabih Berry l’avait alors renvoyée à la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice.

Ce n’est qu’il y a un mois que les remarques du ministre Henry Khoury sont arrivées au Parlement, soit près d’un an après la séance de février 2022.

La commission de l’Administration et de la Justice a repris son examen le 17 janvier et devait en débattre de nouveau mardi, avant que l’ombre de l’enquête du port ne plane sur la réunion.

La composition du Conseil supérieur de la magistrature, et notamment le fait de savoir si tous les membres doivent être élus, ou si certains peuvent être nommés par le gouvernement, est au centre des débats actuellement.

À suivre, mardi prochain.