Les hommes politiques libanais ne perdent pas le nord. Dans leurs messes basses supposées déboucher sur un déblocage de la crise qui paralyse le gouvernement depuis octobre, ils sont revenus à leurs bonnes vieilles habitudes : faire d’une pierre deux coups. C’est-à-dire élaborer une formule de règlement qui leur permet en même temps de jouer aux héros nationaux et d’en tirer le maximum de bénéfices. Personnels, bien entendu. On connaît la maxime : chassez le naturel, il revient au galop, alors que c’est justement contre ce " naturel " que des dizaines de milliers de Libanais s’étaient soulevés à partir du 17 octobre 2019, laissant exploser leur ressentiment contre une classe politique pour qui la gestion des affaires publiques rime avec gains personnels, quels qu’ils soient.
Dans la double affaire Tarek Bitar-Conseil constitutionnel, les parties prenantes, d’un côté Amal-Hezbollah et de l’autre, le Courant patriotique libre, avaient tout à perdre et à gagner. Amal veut se débarrasser d’un juge d’instruction encombrant qui, du point de vue du parti du président de la Chambre, Nabih Berry, a poussé l’effronterie jusqu’à poursuivre d’anciens ministres qui lui sont proches dans le cadre de son enquête sur l’explosion dévastatrice du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Faute d’avoir pu atteindre cet objectif par les voies judiciaires légales, il a eu l’ingénieuse idée d’un chantage contre le gouvernement : Tarek Bitar contre une reprise des réunions du Conseil des ministres, boycottées par les ministres chiites.
Le CPL de Gebran Bassil, qui scrute non sans inquiétude l’échéance législative de 2022, veut avoir de son côté toutes les chances de préserver son statut de plus grand bloc parlementaire au moment où sa popularité suit toujours une courbe descendante. Comme les amendements introduits au texte de la loi électorale jouent en sa défaveur, il a tout naturellement présenté un recours en invalidation des clauses modifiées devant le Conseil constitutionnel, au grand dam du président de la Chambre, son principal adversaire politique, favorable à la formule amendée du texte. Entre Gebran Bassil et Nabih Berry soit dit en passant, l’animosité n’est pas que politique.
Chacun des deux ayant cependant son propre calcul et ses propres objectifs, il était tout naturel qu’un début de marchandage commence en coulisses, suivant les vieilles habitudes politiciennes. Le Hezbollah, qui veut ménager la chèvre et le chou, les deux partis étant ses alliés quoique pour des considérations différentes, a pris à sa charge le rôle de médiateur. Son secrétaire général, Hassan Nasrallah, devait ainsi envoyer son bras droit Hassan Khalil à Baabda puis à Aîn el-Tiné, pour dégager une formule de compromis qui repose sur l’échange ébruité récemment par tous les médias : Tarek Bitar contre le recours en invalidation des clauses amendées de la loi électorale. Le juge d’instruction devrait être donc écarté du dossier des poursuites contre les responsables politiques, à la faveur d’un train de permutations et de nominations judiciaires, et le Conseil constitutionnel invaliderait les clauses modifiées de la loi électorale, pour que les législatives se déroulent en mai, pour que les expatriés libanais votent seulement pour six députés les représentants et pour qu’un méga centre électoral soit établi.
Selon des sources au courant des tractations qui ont eu lieu, il était prévu que le Conseil des ministres reprenne ses réunions, une fois que le verdict du Conseil constitutionnel aura été rendu, pour avaliser une série de permutations judiciaires prévoyant notamment un remplacement du président et de certains membres du Conseil supérieur de la magistrature, principalement le procureur de la République, Ghassan Oueidate. Le nom du remplaçant de Souheil Abboud, le président du CSM, aurait fait l’objet d’un accord entre le tandem chiite et Gebran Bassil. Une fois que la nouvelle équipe aura prêté serment devant le président de la République, elle est supposée se réunir et avaliser le point de vue selon lequel les responsables politiques poursuivis par le magistrat devraient être jugés devant la Haute cour.
Pour le CPL, ce scénario était l’instrument rêvé pour asseoir son emprise sur l’Etat, avant que le mandat de son fondateur, le président Michel Aoun ne touche à sa fin, dans un peu plus de 300 jours. Aussi, a-t-il suggéré un train exhaustif de nominations administratives, touchant notamment des postes-clés de l’Etat. Le tandem chiite aurait bien sûr profité lui aussi de ce bouleversement administratif mais c’était compter sans l’hostilité de Nabih Berry à l’égard du CPL et sa détermination à empêcher celui-ci de se renflouer au double plan politique et populaire.
En d’autres termes, à croire les mêmes sources, c’est l’appétit démesuré du CPL qui aurait fait sauter le " deal " concocté en douce. Informé lundi du projet aouniste de nominations qui lui concédait la désignation d’un nouveau procureur près la cour de cassation, le chef du gouvernement est entré dans une colère noire, pendant que Nabih Berry le lui exposait. Il aurait bondi de son fauteuil, en s’adressant en ces termes au président de la Chambre qui l’avait reçu à Aîn el-Tiné : " Je suis votre ami et je souhaite maintenir cette amitié ", avant de sortir en trombe de son bureau.
Le tandem chiite devait s’empresser de dépêcher auprès de lui Ali Khalil et Ali Hassan Khalil pour le calmer et l’assurer que rien ne sera fait sans accord, alors que le bruit courait sur une éventuelle démission du Premier ministre. Quant à Gebran Bassil qui a vu tous ses plans tomber à l’eau en même temps, il a essayé de se laver les mains du deal préparé et laissé éclater sa colère contre le tandem chiite. Le chef du CPL devait contre-attaquer en demandant au bureau de la Chambre, à travers son bloc parlementaire, de convoquer un débat de politique générale afin que le gouvernement soit interpellé sur les raisons pour lesquelles il ne se réunit pas. Histoire d’importuner le tandem chiite contre qui il s’est déchaîné mardi.