La bataille autour du dossier de l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth n’est plus politico-judiciaire mais inter-judiciaire, avec une première victime : la justice.

Le procureur de la République, Ghassan Oueidate, qui s’était récusé en raison de son lien de parenté avec une des personnalités poursuivies dans le cadre de l’affaire, l’ancien ministre Ghazi Zeaïter, a repris en main le dossier mercredi. Non seulement il ordonné la remise en liberté des 17 détenus dans le cadre de l’affaire du port, mais il aurait également décidé d’engager des poursuites contre le juge Tarek Bitar, chargé d’instruire le dossier de l’enquête. Selon les informations qui ont circulé en milieu d’après-midi dans les médias, les poursuites auraient été engagées, ce que des sources proches du Parquet ont démenti, affirmant que M. Oueidate " n’a jusque-là " pas lancé la procédure. Un démenti en demi-teinte cependant puisque ce " jusque-là " confirme bien une intention. Selon l’AFP, le procureur de la République devrait convoquer Tarek Bitar pour jeudi matin et un mandat en ce sens aurait été adressé au juge d’instruction qui aurait refusé de le réceptionner.

Ce dernier est accusé par le procureur de la République d’usurpation de fonction.

La cause de la querelle qui a des relents d’un règlement de comptes est la suivante : la décision, lundi, du juge Bitar de relancer l’enquête, en dépit des 34 recours présentés contre lui, par des personnalités politiques et administratives poursuivies dans le cadre de l’enquête. Le magistrat s’était fondé sur une jurisprudence de l’ancien président du Conseil supérieur de la magistrature et de la Cour de justice, Philippe Khairallah. Une décision qui a provoqué un tollé au Palais de justice où l’on a considéré que Tarek Bitar a outrepassé ses prérogatives et fait fi des textes de loi. Le juge Oueidate est vite monté au créneau, ordonnant aux forces de l’ordre concernées de ne pas mettre à exécution les mandats de convocation des personnalités poursuivies dans le cadre de cette affaire, délivrés par M. Bitar, lundi.

Dans sa décision mercredi, il a considéré que comme " le juge Bitar, dessaisi du dossier, estime qu’il peut se substituer au procureur général, cette prise de position sera également adoptée par le Parquet ". Il a, dans le même ordre d’idées, expliqué que puisqu’un juge dessaisi du dossier depuis plus d’un an ne peut se prononcer sur les demandes de libération des détenus, c’est au Parquet que revient ce pouvoir en vertu de l’article 9 alinéas 1 et 3 de la déclaration internationale spéciale prononcée le 16/1/1966 et mise en vigueur par une loi du 23/3/1976 ". M. Oueidate a par conséquent ordonné la libération de tous les détenus avec interdiction de voyager. Ces derniers ont retrouvé leurs familles respectives l’après-midi. Il les a mis à la disposition de la Cour de justice lorsqu’elle se tiendra.

Réagissant aux décisions de Ghassan Oueidate, Tarek Bitar a mis en garde les forces de l’ordre chargées d’exécuter les ordres du Parquet contre toute tentative de s’y conformer, selon la chaîne al-Jadeed.  Pour lui, une remise en liberté des détenus serait " un putsch " mais contre la loi, d’autant qu’il avait lui-même ordonné la libération de cinq parmi les 17 maintenus en détention. Tarek Bitar a aussi laissé entendre qu’il ira jusqu’au bout dans cette confrontation et qu’il ne se récusera pas.

Triste confrontation dans laquelle les textes de loi s’opposent au droit à la justice et à la vérité, parce que le Liban a cessé, depuis longtemps, d’être un État de droit.