L’actuelle guerre des magistrats traduit la mise à mort de la justice et la désintégration totale de l’État libanais, réduit au statut de charogne dont se détachent, à tout vent, des lambeaux putrides. Analyser les causes politiques d’un tel désastre est superflu, la caste dirigeante ayant suffisamment fait ses preuves de malfaisance. Sans justice, la politique n’est plus que l’arène du mal. Sans justice, l’animal hominisé qu’est l’Homme se dépouille de toute humanité. Il n’est plus qu’un jouet aux mains de la férocité de sa nature.

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Un seul prérequis est nécessaire pour faire exister l’État de droit : la Justice. Sans justice, l’élémentaire charité ne saurait s’envisager. Sans justice, l’homme est livré à la férocité de sa nature de prédateur. Sans justice pour protéger le droit, la notion même d’entité politique, voire d’État, devient un contre-sens.
Chez les Romains, la dialectique entre un moi/nous et un autre/eux était perçue comme une distinction entre les deux pôles du couple humanité/férocité (humanitas/feritas). Les Grecs distinguaient le moi-civilisé de l’autre-barbare. La conception romaine renvoyait à la nature politique de l’humanitas, avec son droit, ses lois et ses institutions. Le romain était naturellement le dépositaire et le gardien de cette humanitas qui peut s’élargir à tout l’Empire quand ce dernier se serait répandu aux quatre coins du monde. En 212, l’empereur Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tous les sujets libres de son empire qui deviennent, ainsi, des porteurs de cette humanité juridiquement comprise. Il y a dans cette conception de l’humain un élan vers l’universel.
Par contre, la férocité ou feritas n’est pas la férocité animale mais, plutôt, une forme de bestialité typiquement humaine. Ce serait une force destructrice qui ne connaît pas la puissance organisatrice du droit. C’est pourquoi elle "autorise toute tyrannie […] toutes les formes de violence. […] Au sein de l’ordre romain la feritas peut se manifester partout et en chacun" (A. Tosel). Elle est donc aussi universelle que l’humanitas tant qu’elle n’est pas bridée par le droit et la loi. "La distinction déborde le cadre politique et a une signification morale" (A. Tosel).
Ces derniers jours, nous avons assisté au Liban à la résurgence au grand jour de l’universelle férocité de la nature humaine qui n’est plus contenue par la règle du droit. Pourquoi ? Comment ? Les réponses sont multiples et pourtant si simples. L’État libanais a été dépouillé du monopole de la violence. La magistrature n’est plus qu’une collection d’outils au service du non-droit, c’est-à-dire de la férocité barbare d’une nature humaine grisée par l’orgasme dionysiaque de sa propre violence. Le travail systématique du rapt de l’État, par une milice aux ordres de l’étranger et par une caste de notabilités mafieuses qui accaparent le pouvoir, se traduit aujourd’hui par la mort du pays vampirisé jusqu’à la moelle par la tumeur maligne de l’association Milice-Mafia. On peut regarder le corps politique libanais soit avec la jubilation tumorale du cancer mafieux, soit avec l’anxiété poignante du citoyen cancéreux. Depuis 2005, la caste dirigeante s’est enfermée dans une attitude de déni face au cancer qui ravage le corps national. Elle n’y a vu que simples grains de beauté plantés sur les hameaux de Chebaa et de Kfarchouba. Tout au plus, cette même caste a-t-elle parfois considéré la "milice divine" comme simple verrue disgracieuse pouvant recevoir un traitement cosmétique. Mais aujourd’hui que l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 est bloquée, et que toute vie politique est paralysée, la même caste s’évertue à imiter le "mal divin" qui tue le pays, comme autant de métastases. Toutes les forces politiques sont regroupées autour de la dépouille libanaise espérant, tels des vautours nécrophages, pouvoir profiter du démembrement du pays au lieu de reconstituer l’État de droit. Tous les outils locaux et internationaux sont là pour cela, et pourtant nul ne semble en être conscient.
Le scandale du blocage de l’enquête judiciaire n’est plus qu’un conflit entre deux lutteurs de foire : le magistrat instructeur Tarek Bitar et le procureur général de la république Ghassan Oueïdate. L’impératif de justice et l’exigence de vérité sont réduits à un show télévisuel. Quant à l’obligation de se pourvoir d’un chef d’état, clef-de-voûte de l’édifice national, ce n’est plus qu’un pugilat entre deux boxeurs de Zghorta, Suleiman Frangié (très 8Mars) et Michel Moawad (plutôt 14Mars).
Qui est pour Bitar ? Qui est pour Oueïdate ? Qui soutient Frangié et qui soutient Moawad ? C’est ainsi que Milice-Mafia a fini par dénaturer l’essence même du politique pour en faire un vulgaire spectacle d’un combat de coqs. Ceux qui s’évertuent à ne voir dans tout le drame libanais que des malversations financières d’une poignée de banquiers malhonnêtes associés à un gouverneur de banque centrale, ne savent pas que leur aveuglément à ne pas discerner l’enjeu politique interne finira par les entraîner dans la mort du pays. Quelques restaurants pleins, quelques bars bondés ne traduisent pas la bonne santé du Liban mais son extrême indigence politique comme État.
Alors que faire ? Quel candidat à la présidence ? En principe, la sagesse veut de sortir de l’équation Frangié/Moawad. Pour aller où ? La communauté maronite ne manque pas de personnalités dignes de la fonction présidentielle. Mais à quoi servirait une telle élection au milieu de tout ce chaos ?
Peut-on encore espérer ? La sagesse dit que le Liban exsangue a besoin d’une période transitoire de convalescence. La lutte pour le pouvoir des chefferies claniques doit être impérativement suspendue. On peut imaginer une sorte de prise de pouvoir par une équipe libanaise internationalement parrainée. Durant cinq ans, ou plus, cette équipe entreprendrait le nettoyage nécessaire à l’aide de réformes structurelles. Par ailleurs, il devient évident que seule une enquête internationale, pourrait encore aider à faire la lumière sur l’explosion au port et d’autres crimes de Milice-Mafia. À défaut, la descente aux abîmes aboutira au gouffre d’un trou noir que nul ne peut décrire.
Avec le démantèlement de la magistrature, tous les garde-fous d’un sur-moi, patiemment mis en place, ont sauté au Liban. Dorénavant chacun de nous est en grave danger.
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