Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, il y a comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots de récupérer notre territoire.

Parmi les planches de salut qui pourraient sauver le Liban de la noyade, la grande richesse de son passé, de ses vestiges, de son empreinte indélébile dans l’histoire du monde et, surtout, ces milliers de femmes et d’hommes qui s’acharnent avec courage à renverser le bulldozer d’ignorance et de haine. La terrible explosion au port de Beyrouth n’a pas épargné nos musées. Une fraction de seconde criminelle a balayé des siècles d’histoire patiemment collectés, savamment répertoriés et amoureusement conservés. Mais les musées sont là pour rester, véritables résistants en ces temps lugubres, loyaux missionnés de la transmission, indéfectibles témoins d’une ville ébranlée, certes, mais tellement insolente dans la majesté de son histoire.

Janvier 1900. Nous sommes à Beyrouth, plus précisément au bord de la mer, dans ce qui est déjà connu comme un des plus importants centres d’études de la région. Le révérend Georges Post, enseignant au Syrian Protestant College qui deviendra, en 1921, l’Université américaine de Beyrouth, pose les premières pierres d’un bâtiment destiné à abriter les pièces archéologiques exposées au College Hall. Il fallait, en effet, un écrin digne de ce nom pour accueillir les nombreuses donations, dont celle du général Cesnola, alors consul américain à Chypre, qui avait offert sa collection de poteries anciennes s’étendant de l’âge de bronze à l’ère romaine.

La décision de construire un musée avait été prise en 1898. Durant l’été de l’année 1899, alors que le révérend Post est en vacances en Allemagne, il soigne un ami qui, en signe de reconnaissance, lui offre une bourse pour réaliser son rêve. C’est ainsi que, grâce à la dévotion de George Post et au don d’un mécène de l’Histoire, entre la chapelle et le bâtiment du département de chimie, commence à s’élever ce qui deviendra le Post Hall. Les choses prennent forme en 1902 avec l’installation de ce musée consacré aux vestiges de la région et dirigé par le révérend Post qui, grâce aux dons de l’Alumni et des amis de l’université, enrichira régulièrement ce sanctuaire archéologique. Inscriptions gréco-romaines, poteries de Palestine, bustes anciens, objets déterrés en Égypte, à Athènes, à Chypre et au nord de l’Afrique, les collections privées s’offrent aux bons soins de Post, de ses assistants et de ses successeurs, les professeurs Harold Nelson et Alfred Day.

En 1931, un département d’archéologie est enfin créé et la revue Berytus est éditée par Harald Ingholt. En 1948, c’est la consécration avec la conférence de l’Unesco. Les belles pièces amassées au fil des années sont fièrement exposées sous la direction de Dorothy Mac Kay. En 1964, le Post Hall est rénové, les locaux du musée sont agrandis et s’enrichissent d’une salle d’études. Dimitri Baramki en est alors le conservateur et des fouilles sont organisées par le département d’archéologie à Tell el-Ghazil, dans la Bekaa, dans la ferme de l’AUB. De nouvelles pièces funéraires notamment viennent s’ajouter aux trésors de ce musée, le troisième plus ancien de la région, après ceux du Caire et d’Istanbul, et le plus ancien musée du Liban.

En 1975, Leila Badre est nommée conservateur de ce musée qui, même aux pires années de la Guerre de 15 ans, n’a pas fermé ses portes. Les collections n’ont jamais cessé de s’enrichir avec les pièces de verreries, les poteries, les bustes, les mosaïques, les bijoux anciens, les bornes militaires et une très importante collection de monnaies anciennes. Plus de 2.000 objets pour un véritable voyage dans le temps qui témoigne de toute la richesse d’une terre habitée depuis la préhistoire. En 1979, l’Association des amis de l’AUB n’aura de cesse d’organiser conférences et visites guidées pour encourager le public à faire de ce musée une destination familiale de choix. C’est aussi l’aventure passionnante des fouilles du centre-ville dès 1994, des fouilles menées par Mme Badre dans plusieurs sites, notamment celui de l’ancien Tell et de la cathédrale Saint-Georges des grecs-orthodoxes à la recherche de la basilique d’Anastasie et, par-delà, de la fameuse École de droit. Mais aussi, vaille que vaille, années de guerre ou années de paix, des fouilles à travers tout ce Liban où chaque couche sous terre raconte une histoire.

En 2006, et après plusieurs mois de réaménagement sous la direction de l’architecte Nada Zeineh, le musée rouvre ses portes en juin. Encore une fois comme un défi à la violence et à la guerre, avec ses nouvelles vitrines, son espace à la fois lumineux et feutré, sa mezzanine intimiste, sa boutique inspirante. La visite au musée devient plaisir et découverte à travers les parcours thématiques et chronologiques allant de la préhistoire à la période islamique. On ne se contente plus d’admirer les pièces exposées, résultats de fouilles, d’échanges, de collections offertes, on découvre leur histoire, leur périple, leur survie, leur sauvetage et c’est plus que passionnant.

Le musée de l’AUB est aussi un lieu de rencontres. Bien sûr, entre les différentes civilisations qui ont marqué leur passage dans la région, mais aussi avec les passionnés d’archéologie, étudiants ou professeurs, et même enfants, ainsi que les chercheurs venus de loin, apprendre et expliquer, à travers conférences et débats, tout ce passé dense et riche qu’on n’aura jamais envie de finir d’explorer. Le mode de vie des premiers hommes, les premiers villages, les bijoux des dames d’hier, les stèles funéraires, l’invention de l’alphabet, les fondements de l’écriture, les navigateurs émérites, les monnaies si précieuses… autant de sujets passionnants.

Le 4 août 2020, l’impensable… Le musée, qui avait su résister à toutes formes de violence, se retrouve saccagé par le souffle maudit. De nombreux dégâts, notamment l’éclatement d’une vitrine contenant plus de 70 verreries romaines et byzantines qui avaient pourtant su traverser le temps sans une égratignure. En septembre 2020, c’est la passation de pouvoir entre Leila Badre et Nadine Panayot, archéologue et professeure associée du département d’histoire et d’archéologie de l’AUB. La nouvelle directrice du musée de l’AUB, avec une expérience de 28 ans à l’Université de Balamand, s’attaque d’emblée à la restauration des verreries, comme une revanche pertinente à l’abyssale bêtise de la violence.

Ramasser, trier, tenter de rassembler morceau par morceau, sa détermination paie et surtout attire l’attention de spécialistes et d’institutions comme l’Institut national du patrimoine français et le British Museum qui n’ont pas hésité à participer au lent et fastidieux travail de restauration. Après de longs mois de travail, quinze de ces précieuses reliques du passé seront "sauvées", comme quinze petits miracles en réalité dus à l’acharnement de Nadine Panayot, de son équipe et des aides nécessaires pour ce long travail de passion et patience. Combien est symbolique cette démarche qui montre bien cet esprit de résistance et de combativité qui habite ceux qui savent qu’ils doivent sauver Beyrouth.

Aller aujourd’hui visiter le musée de l’AUB, c’est rendre hommage à la détermination profonde de ces femmes et de ces hommes qui ont su conserver malgré tout le passé nécessaire au présent et fondateur du futur. C’est aussi partager le dynamisme de Nadine Panayot et de son équipe qui, malgré les difficultés ambiantes, ont ouvert tout grand les portes du musée au numérique, aux conférences, aux expositions, aux activités familiales. C’est découvrir, à travers des newsletters denses et passionnantes, les histoires cachées des objets, les calendriers des formations dédiés aux amateurs et aux professionnels, les programmes des conférences in situ ou à distance, l’exposition au British Museum de certaines verreries restaurées, les nombreuses activités réservées aux enfants. C’est se préparer aux futures expositions dans l’atmosphère magique du musée, partager les échanges avec les institutions du monde entier, aller en virtuel sur les sites d’excavation, visiter les vestiges partout au Liban.

En ce mois de février, il faut visiter nos musées. D’abord comme un hommage à ces sanctuaires du passé qui ont su résister à tout. Ensuite parce que c’est une vigoureuse consolation face à la médiocrité ambiante. Chacun de ces objets conservés et choyés est un voyage à lui seul, et il serait réducteur de décrire par des mots tout ce qu’il y a à voir au musée de l’AUB. Il faut juste y aller. Traverser l’enceinte de l’université, tourner à droite, contourner le banyan centenaire, pousser la porte bleue du Post Hall et entrer dans l’Histoire.

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