Le dernier marché entre les différents pôles du pouvoir, qui est cette fois tombé à l’eau, cristallise parfaitement cette situation à l”origine de la déliquescence actuelle du Liban.

Tous les protagonistes du directoire ont ainsi participé à l’opération, à des degrés divers, chacun pensant y trouver son compte à son niveau. Puis, lorsque ce dernier s’est effondré, avec la décision par omission du Conseil constitutionnel, ils s’en sont tous lavés les mains graduellement.

A l’origine de l’échec du nouveau compromis, les ambitions dévorantes du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui ont piégé le deal dès le départ, en raison de l’ampleur des demandes de M. Bassil, selon une source proche du Hezbollah.

Des sources bien informées révèlent que le torpillage du troc a ainsi sauvé le pouvoir judiciaire de l’effondrement, “l’un des pôles” ayant tenté d’exploiter la volonté du tandem chiite de trouver une solution à la crise politique actuelle pour tenter d’imposer un vaste panier de nominations dans tous les secteurs, afin de contrôler les centre vitaux de l’Etat au sein de la justice, des finances, de l’administration et de la sécurité.

Le chef du CPL et son beau-père, le président de la République Michel Aoun, souhaitaient en effet pourvoir selon leur volonté à quelque 46 postes vacants dévolus aux chrétiens, mais aussi déloger une série de hauts-fonctionnaires de l’Etat, notent les sources proches du parti chiite. Le CPL voulait entre autres placer Samir Assaf à la place de Riad Salamé à la tête de la Banque centrale ou encore le juge Elie Hélou à la tête du Conseil supérieur de la Magistrature à la place du juge Souhail Abboud. Une source judiciaire note ainsi que plus de 450 juges auraient démissionné si M. Bassil avait réussi à étendre son contrôle sur le CSM.

Seul le commandant en chef de l’armée, Joseph Aoun, qui est pourtant lui aussi dans le collimateur de M. Bassil pour des raisons liées à la course présidentielle, a été – pour l’instant – épargné. Sachant qu’aucun président n’a jamais pu démettre un commandant en chef de l’armée dans la dernière année de son mandat – le dernier en date étant Emile Lahoud avec Michel Sleiman – le CPL a-t-il décidé de reporter tous ses efforts sur le déboulonnage de M. Salamé. Mais le Hezbollah ne suivrait pas, convaincu que le commandement en chef de l’armée et le gouvernorat de la Banque centrale sont des lignes rouges américaines qu’il est impossible de franchir pour le moment.

En résumé, à la veille du prochain scrutin, à l’heure où les sondages donnent une nette régression de leur popularité, Gebran Bassil, ombre du président Aoun, a cherché à s’ériger en nouvelle autorité de référence de la lutte contre la corruption, voire même en libérateur de tous ceux qu’il considère comme étant “les symboles de cette corruption”.

Cette avidité aouno-bassilienne a créé en réaction un front de refus chez les alliés du Hezbollah, notamment le président du Parlement Nabih Berry et le Premier ministre Nagib Mikati, fissurant encore plus un front d’appui intérieur à la résistance déjà entamé par les récentes pressions arabes et internationales sur M. Mikati.

M. Berry a considéré que l’octroi de tous ces postes au binôme Aoun-Bassil reviendrait à confier tous les secteurs vitaux de l’Etat au CPL et à créer une multitude de fiefs aounistes au sein de l’administration libanaise à la veille des prochaines législatives et jusqu’après la fin du mandat présidentiel, en octobre 2022.

Mais le président de la Chambre n’est pas le seul à s’opposer à M. Bassil. La colère manifestée par Nagib Mikati lors de sa réunion à Aïn el-Tiné avec le président de la Chambre proviendrait du fait que M. Berry l’a informé de ce qui se tramait à son insu, dans une tentative manifeste de lui couper définitivement les ailes et le placer devant le fait accompli d’une nouvelle réalité politique, qu’il aurait été forcé d’accepter, à moins de démissionner.

Nagib Mikati a compris pour sa part qu’accepter le troc était l’équivalent d’un hara-kiri politique. Le président du Conseil, dont le gouvernement est déjà bloqué en raison des tensions entre Michel Aoun et Nabih Berry, se serait retrouvé en position de faiblesse supplémentaire par rapport aux aounistes et au Hezbollah, à l’heure où il tente d’aplanir les obstacles qui empêchent un réchauffement des relations avec les pays du Golfe. Or Michel Aoun estime qu’il a été mis à l’écart de la dynamique de dégel franco-saoudienne au profit de M. Mikati, et souhaite surveiller de près les démarches du Premier ministre à cet égard.

La fronde contre les visées aounistes sur la République englobe également le Parti socialiste progressiste et les Forces libanaises, de même que les Etats-Unis et la France.

En réaction à l’échec du troc avec ce qu’il a appelé la “chute du Conseil constitutionnel” , Gebran Bassil a concentré ses attaques sur le duopole chiite, et sur le Hezbollah en particulier. Il s’agirait d’une rhétorique utilisée à des fins électorales, d’autant que le chef du CPL, qui doit désormais se repositionner compte quelque peu par rapport au discours souverainiste qui a le vent en poupe, compte désormais 24800 électeurs supplémentaires en provenance de l’émigration dans sa circonscription. Gebran Bassil ne voudrait pas non plus que le Hezbollah soit neutre dans le conflit entre Baabda et Aïn el-Tiné.

De son côté, Michel Aoun s’est démarqué du Hezbollah, convoquant mercredi le Conseil supérieur de défense face à l’alliance Berry-Mikati, ce qui n’a pas été sans provoquer la colère du président du Conseil, qui dénonce la mise en place d’un Conseil des ministres parallèle, lequel a pris des décisions comme la mobilisation générale qui sont du ressort du gouvernement. M. Mikati considère que le chef de l’Etat ne peut pas réitérer avec lui l’expérience de Hassane Diab, dont le gouvernement démissionnaire s’était éclipsé au profit du règne du Conseil supérieur de défense sous l’égide du président Aoun.

Un autre point de démarcation avec le Hezbollah serait un appel du pied du tandem Aoun-Bassil aux Etats-Unis pour que les sanctions US à l’encontre contre le chef du CPL soient levées en échange d’un engagement de Baabda en faveur de l’application du communiqué franco-saoudien de Jeddah. Mais cette volonté d’ouverture n’aurait pas trouvé d’écho, la communauté internationale étant désespérée par Michel Aoun et Gebran Bassil au terme de plusieurs tentatives.

Pragmatique, le Hezbollah temporise, ne voulant pas provoquer Michel Aoun pour ne pas perdre la couverture légale et chrétienne dont il dispose grâce à l’accord de Mar Mikhaël et à la présence du général à Baabda.
En réponse aux attaques de M. Bassil, le parti chiite s’est activé pour calmer les ardeurs de son allié et de le rassurer, chacune des parties ayant besoin de l’autre, le Hezbollah comprenant l’intérêt de M. Bassil à mobiliser ses troupes à la veille des élections. Aussi aurait-il envoyé plusieurs messages d’apaisement secrets au chef du CPL, mais ce dernier voudrait qu’ils soient rendus publiques.

En fait, le parti chiite ne veut perdre aucun de ses alliés et aucune de ses cartes à un moment où son avenir pourrait être en jeu à l’échelle nationale et régionale. Mais en appliquant aussi les vieux préceptes machiavéliens du “s’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante”, conscient qu’in fine, il reste pour l’heure le maître du jeu au Liban grâce à son poids militaire et sa posture stratégique, le gardien-arbitre-Léviathan du système à la fois polycentrique et monolithique de “l’alliance mafia-milice”. Un système au sein duquel tous les larrons peuvent s’amuser à s’aimer, se déchirer, se perdre et se retrouver à foison, à condition de ne pas remettre en question le règne du totem intouchable, irréductible et sacré des armes divines et divinisées.

Ici Beyrouth

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