S’interroger sur la souveraineté nationale, c’est se poser cette question primordiale: "Qui, en ce pays, est aux commandes? Le Palestinien, le Syrien, l’Israélien… ou l’Iranien?" 

Où sont ces manifestations qui, de l’Université arabe à l’Université américaine, à la place de l’Étoile, exprimaient la colère d’une population survoltée? Il fut une époque où des quartiers entiers de Beyrouth répondaient à l’appel de la Résistance palestinienne et des diverses organisations contestatrices. Mais où sont ces discours enflammés qui exhortaient le peuple à renverser le pouvoir en place, au prétexte qu’il imposait des limites à l’action rédemptrice des fedayin? Du lendemain de la défaite de juin 67 au déclenchement de la guerre civile en 75, la ligne de fracture était définitivement tracée entre les isolationnistes, qui voulaient mater l’activisme palestinien et préserver leur cher "Loubnan" (1), et ceux qui voulaient accorder à l’OLP toute liberté d’entreprendre des opérations commandos contre Israël à partir du sanctuaire libanais! À cette époque, l’armée nationale, rempart du régime et du maronitisme politique, était prise pour cible par les professionnels de la thawra, nationalistes arabes et démagogues de la gauche internationale (2). Le slogan scandé dans leur rage grégaire à partir de 1970, je m’en souviens pour avoir suivi les foules en délire, était le suivant: "Thouri ya Bayrout thouri, wa khali Noujaim yelhaq Nouri" (3). À cette provocation répondaient les graffitis qui couvraient les murs de Beyrouth-Est: "Lubnanouna lana, wa nahnou asyaduhu" (4).

Le pays était scindé en deux; il allait le rester tant qu’une clameur populaire allait exiger que l’État renonçât à une part de ses attributions, à savoir le monopole de la force armée sur l’intégralité de son territoire, au profit du Fateh, du FPLP, du FDLP et d’autres acronymes. Pour maintenir la paix sociale, devait-on lâcher la bride à la révolution palestinienne? En gros, la querelle se livrait autour de la notion de souveraineté nationale.

 Et, à titre de digression, qu’il soit entendu que rien n’a changé depuis. Toute querelle libanaise se cristallise inévitablement autour de cette même question.

L’OLP dans la bergerie.

L’indépendance nationale ou la vassalisation?

De la souveraineté, on peut aisément donner cette définition énoncée par Louis Le Fur à la fin du XIXᵉ siècle: "C’est la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser." C’est donc le fait de disposer de l’autorité suprême, c’est-à-dire d’un "pouvoir absolu (dont tous dépendent) et inconditionné (qui ne dépend de qui que ce soit)", comme l’expriment si bien les textes constitutionnels français.

Est donc souverain l’État qui n’est pas contraint par un autre à adopter une politique qu’il peut juger néfaste ou contraire à ses intérêts propres. Mais le Liban ne peut prétendre à telle souveraineté absolue. C’est un pays arabe qui doit prendre en considération les intérêts des autres pays arabes qui, faut-il le dire, ne font souvent que le tolérer en tant qu’entité indépendante.

Et pour ne pas simplifier les choses, ajoutons que l’identité du Liban et sa dite souveraineté sont les deux notions jumelles et entrelacées, sur lesquelles nos concitoyens ne se sont jamais mis d’accord. Alors quand la question palestinienne s’est posée dans toute son acuité, surtout après le "Septembre noir" de 1970, les protagonistes étaient condamnés, à terme, à une confrontation certaine sur le territoire national. Une confrontation qui allait s’étendre du quartier des hôtels, à Beyrouth, à Aïntoura, dans les hauteurs du Metn, et de la ligne de front entre Tripoli et Zghorta, à Aychiya, dans le caza de Jezzine, etc.  

Quoi qu’il en soit, et quelles que fussent les justifications a posteriori et les légitimations spécieuses, le Libanais ne saurait être "suzerain" sous occupation militaire, que l’étendard brandi par cette dernière soit celui de l’OLP, celui d’une force de dissuasion arabe ou celui d’Israël. 

Khalil al-Jamal et ses funérailles

Nous sommes en 1968, l’OLP commençait, avec l’appui du régime syrien, à organiser ses réseaux clandestins dans les camps de réfugiés. Le Fatah n’hésitait plus à lancer ses opérations à partir du Sud libanais. Un militant, Khalil al-Jamal, tomba victime du feu israélien. Des funérailles imposantes lui furent faites à Beyrouth; les combattants qui accompagnaient la dépouille étaient en treillis et sabre au clair, c’est-à-dire les armes à la main, au vu et au su du monde entier, comme pour défier l’ordre en place. Les manifestations qui s’ensuivirent, menées par les éléments radicaux, réclamaient une liberté d’agir sans restriction aux fedayin, ce que les autorités en place refusaient de crainte d’être entraînées dans une spirale infernale.

Abdallah al-Yafi, président du Conseil des ministres, s’adressant aux foules, se prononça en faveur de hurriyat al-ʻamal al-fida’i (5). C’était, bien avant l’incident du bus de Aïn el-Remmaneh d’avril 1975, l’événement annonciateur de la guerre civile libanaise, laquelle fut également menée pour la préservation de notre spécificité contre les ingérences des étrangers (al-ghuraba). D’ailleurs, tout au long du conflit interne de quinze ans, et bien au-delà, c’est-à-dire jusqu’à ce jour-ci, s’est posée et se posera une question primordiale: "Qui, en ce pays, est aux commandes? Est-ce le Palestinien, le Syrien, l’Israélien… ou l’Iranien?"

Quelle souveraineté à l’ombre des armes?

Des exemples pour l’avenir

Trois événements significatifs ont marqué la période post-indépendantiste et ont souligné le flux et reflux de l’affirmation nationale et par conséquent de l’autonomie de notre volonté étatique:

1- À la suite de l’agression tripartite d’octobre 1956 contre l’Égypte de Nasser, se tint, à Beyrouth les 11 et 12 novembre, un sommet des chefs d’État arabes au cours duquel les ministres Saëb Salam et Abdallah al-Yafi menacèrent de démissionner si le Liban ne rompait pas ses relations diplomatiques avec le Royaume-Uni et la France. Le président Chamoun refusa de céder au chantage et chargea Sami al-Solh de former le nouveau gouvernement. L’Égypte n’avait pu faire valoir son point de vue même si une sourde rébellion s’était mise à gronder dans les quartiers gagnés à la cause nassérienne.

2- L’entrevue entre Nasser, président de la République arabe unie, et le général Fouad Chéhab, président de notre République, se déroula le 25 mars 1959 à Masnaa dans une baraque dressée dans le no man’s land, à la frontière libano-syrienne. Les deux chefs d’État affirmèrent leur souci de fraternité et de coopération fructueuse. Nos appréhensions et autres susceptibilités allaient être apaisées: nul lien de vassalité n’allait être tissé avec la RAU, nulle finlandisation (6) n’était prévue au programme, du moins quant à la forme. Et même qu’on pouvait valablement considérer que la tenue de cette entrevue constituait de la part du Raïs égyptien, au faîte de sa puissance, une reconnaissance de l’entité libanaise, entité qui avait toujours été plus ou moins contestée par les régimes qui se succédaient à Damas.

3- L’accord du Caire du 3 novembre 1969, qui fut signé par Yasser Arafat, représentant l’OLP, et le général Émile Boustany, commandant en chef de l’armée libanaise, reconnaissait à la Résistance palestinienne une base-arrière dans le Arkoub, à partir de laquelle les fedayin pouvaient mener leurs opérations en "Palestine occupée". Lors de l’invasion du Liban en 1982, les Israéliens purent prétendre, et à raison, que cet accord avait violé et rendu caduc l’accord d’armistice libano-israélien de 1949.

Dans les deux premiers exemples ci-dessus, l’honneur était sauf, la fermeté payante et l’affaire remportée de haute lutte. Alors que dans le troisième cas, l’accord du Caire avait écorné une souveraineté nationale qui juridiquement ne se partage pas.

Ni épilogue, ni postface

Or voilà que le 6 avril dernier des tirs de roquettes, lancées depuis le Sud libanais et ayant pris pour cible le Nord d’Israël, déclenchèrent une réplique mesurée, pour ne pas dire millimétrée. D’après le quotidien Haaretz, citant le Wall Street Journal, c’étaient bien des hauts gradés iraniens de la force Al-Quds qui avaient coordonné l’attaque avec le Hamas. Il n’empêche que, vite fait, tout rentra dans l’ordre. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. De quoi vous rendre nostalgique des surenchères de la "décade prodigieuse" quand, entre 1967 et 1975, notre capitale et les autres villes du littoral manifestaient leur colère contre l’ineptie et l’indifférence de l’État libanais.

Que s’est-il donc passé depuis? À quoi tient ce pacifisme du Hezbollah et des activistes qu’il télécommande?

Une explication qui en vaut d’autres: au Liban, depuis la délimitation de la frontière maritime et même bien avant, personne ne veut plus mourir pour la Palestine! (7)

Youssef Mouawad
[email protected]

1- La moindre incursion de fedayin en "Palestine occupée" était immédiatement suivie de mesures de rétorsion israéliennes dont le Liban et surtout ses régions sud étaient la cible.
2- Notre cèdre national était traité avec dérision de "arnabita" ou chou-fleur.
3- À traduire: "Insurge-toi, ô Beyrouth, et que Noujaim subisse le même sort que Nouri." Par Noujaim, on entendait le général Jean Noujaim, commandant en chef de l’armée depuis janvier 1970. Et par Nouri, on entendait Nouri al-Saïd, Premier ministre de la monarchie irakienne, assassiné en 1958 dans des conditions atroces, lors du coup d’État de Abdel Karim Kassem.
4- À traduire par: "Notre Liban est à nous, et nous en sommes les maîtres souverains."
5- Nul président du Conseil après Abdallah al-Yafi n’allait oser remettre en cause cette proclamation qui venait d’enchaîner le pouvoir. On peut aisément la comparer au triptyque "armée, peuple, résistance" que nous impose le Hezbollah à travers les déclarations ministérielles successives.
6- La finlandisation consiste en un ensemble de limitations imposées par un puissant État à l’autonomie d’un voisin plus faible, par allusion à la domination de l’ex-URSS sur la Finlande. (Larousse)
7- Si tant est qu’il y ait jamais eu de Libanais prêts à se sacrifier pour cette terre arrachée à la légitimité arabe. J’exagère peut-être, mais nos compatriotes ont été plus dans les défilés et la surenchère verbale que dans la guérilla par-delà les frontières.