L’art phénicien dans le triptyque de l’Occident
©Sarcophages anthropoïdes de Sidon, Vᵉ siècle av. J.-C. © Musée national de Beyrouth.
Il ne fait pas de doute que les Phéniciens ont introduit en Méditerranée occidentale une imagerie assyrienne et égyptienne, qui sera appelée orientalisante. Ils ont réussi, dans un premier temps, une synthèse entre les arts assyriens et égyptiens qu’ils ont su helléniser durant les siècles suivants. Cependant, ils ont aussi largement contribué au développement d’un art propre capable d’influencer, à son tour, les autres cultures.

L’art, expression de l’ineffable, incarne le plus authentique témoignage d’une civilisation. C’est sa présence qui rend indiscutable l’existence d’une culture qui définit une réalité sociologique, et donc un peuple. Le recours d’un certain nombre d’historiens à des termes tels que «orientalisant», «levantin», ou encore «égyptisant», évitant de nommer les créations phéniciennes par leur nom, n’est qu’un moyen d’effacer cette civilisation-même. Pourtant, l’ouvrage de Charles Corm sur l’art phénicien, permet de se constituer une idée de la richesse et de l’étendue de ce domaine.

Sarcophage anthropoïde du Musée de Cadix, Ve siècle av. J.-C. ©Ministère espagnol de la Culture

Chapiteau éolien

Parmi les sujets qui ont mérité l’attention de Carolina Lopez-Ruiz, auteur de Phoenicians and the Making of the Mediterranean (Les Phéniciens et la création de la Méditerranée), se trouve le chapiteau à volutes, dit éolien. Celui-ci est attribué à la région d’Éolide en Asie mineure, et est considéré parfois comme un ancêtre de l’ordre ionique grec. Il s’était développé comme thème de l’architecture phénicienne aux VIIIᵉ-VIIᵉ siècles pour se répandre aussitôt à travers les diverses fondations coloniales jusqu’au moins, le Vᵉ siècle.

Là où les témoignages architecturaux font défaut, nous retrouvons ce motif dans les représentations phéniciennes en bas-reliefs. Sa présence dans le nord d’Israël, notamment à Hazor, a poussé l’État hébreu à le revendiquer, allant jusqu’à le frapper sur ses pièces de monnaie de cinq shekels. Et, pourtant, on ne peut perdre de vue que cette région de Haute Galilée se trouvait justement sous l’influence culturelle et politique de Tyr depuis le premier millénaire av. J.-C.

Le chapiteau éolien était associé à l’arbre de vie et à Astarté. Nous le retrouvons aussi sur les stèles comme celle du roi Ahiram de Byblos. L’association de ce chapiteau avec un sphynx ailé qui le surmonte dénote une influence phénicienne évidente. Nous retrouvons cette combinaison dans un exemple du VIᵉ siècle av. J.-C. au musée archéologique de Delphes.

En haut: stèle du Musée du Louvre montrant l’évoluant du disque ailé en style classique réaliste. En bas: stèles de Tyr (n° 188 et 189) et de Sidon (n° 190), comportant le disque de Hélios ailé, emblématique des stèles et temples phéniciens. ©Mission de Phénicie, Calmann-Lévy, 1864; dessins d’Édouard Lockroy

L’art

Les Phéniciens ne se sont pas contentés de recevoir de manière passive les influences de leurs voisins syriens, chypriotes, ciliciens, assyriens ou égyptiens. Ils les ont absorbés et intégrés à leur culture en les innovant, en enrichissant leur contenu et en les exportant sous une forme nouvelle. Ils n’adoptaient les modèles perses et grecs que pour les développer et les moderniser.

L’exemple le plus marquant est celui des sarcophages anthropoïdes du Vᵉ siècle, dits «sidoniens». La Phénicie y avait exprimé une synthèse entre la forme abstraite du sarcophage égyptien et la sculpture anthropomorphe grecque. Sur une silhouette en forme de bouteille, cet art de l’osmose est venu greffer des visages et des mains réalistes comme l’illustrent si bien les exemples des musées de Beyrouth et de Cadix.

L’influence égyptienne avait commencé dès le troisième millénaire avec le commerce du bois de cèdre et a fini par affecter l’ensemble du répertoire iconographique. Cependant, les symboles égyptiens adoptés ont été intégrés, réinterprétés et modernisés pour être fortement exportés entre les VIIIᵉ et VIᵉ siècles. L’ankh égyptien, ou clé du ciel, par exemple, est devenu un symbole de Tanit, plus employé dans la diaspora qu’en Phénicie-même. C’est sous des formes originales que ces thèmes orientalisants sont devenus des signes d’éclectisme, de prestige et de cosmopolitisme.

Le disque ailé a acquis des traits humains à l’époque hellénistique. Ici, la maison Mikhael Tobia à Amchit. ©Amine Jules Iskandar


Le disque ailé

Le disque-soleil ailé d’origine égyptienne est devenu un motif inséparable du temple phénicien et des stèles comme l’a si bien noté Ernest Renan. Bien qu’intimement lié au domaine pharaonique, il est devenu emblématique de l’architecture sacrée de Phénicie. Dans son long processus de métamorphose, il finira par perdre ses uræus (cobra) pour emprunter des traits de visage humain à l’époque hellénistique.

Dès 950 av. J.-C., Yéhawmilk, roi de Byblos, le mentionnait dans sa dédicace à sa déesse Baalét-Guébal (la Dame-de-Byblos): «J’ai fait pour ma Dame-de-Byblos cet autel en bronze qui se trouve en cette cour, et cette porte d’or qui est placée en face de ma porte, et le disque ailé en or (...) et ce portique avec ses colonnes et ses chapiteaux, et son toit.»

La Phénicie a légué un vaste répertoire iconographique dont témoignent des céramiques, des sculptures, des vases, et toute sorte d’artefacts en terre cuite, bronze, ivoire et probablement des textiles, écrit Carolina Lopez-Ruiz. Elle mentionne les tissus tels qu’ils étaient décrits au VIIIᵉ siècle par Homère évoquant les magnifiques parures de la belle Hélène, œuvres des femmes sidoniennes. On ne peut oublier non plus, l’art de l’orfèvrerie. Dans ce domaine, les Étrusques allaient profiter du savoir phénicien, notamment dans les bijoux en or évidés et dans la technique du filigrane et de la granulation dont ils deviendront maîtres à leur tour.

Stèle de Yehawmilk, roi de Byblos, 450 av. J.-C. Musée du Louvre. Photo tirée du site www.reddit.com

La sculpture

Comme l’art en général, la statuaire phénicienne présente aussi son style particulier. Les petites statuettes en bronze ou en ivoire, très en usage, étaient habillées à l’égyptienne, il est vrai, mais elles accusent un mouvement plus prononcé et libéré du socle, se démarquant des canons iconographiques de l’art pharaonique. Ces statuettes, ou leur modèle, se sont répandues sur toute la Méditerranée, devenant très célèbres.

Ce qui est demeuré ignoré en revanche, c’est la statuaire monumentale de la tradition phénicienne, notamment les statues colossales qui remontent en général aux VIIIᵉ, VIIᵉ et VIᵉ siècles. Le plus célèbre de ces exemples, et probablement le plus ancien, aujourd’hui au Musée national de Beyrouth, est connue sous le nom de Colosse de Byblos.

Cet esprit de monumentalité, nous le retrouvons, bien qu’à une échelle plus réduite, dans le sujet du trône royal. Ce thème de prédilection figure autant dans les temples que sur les bas-reliefs et les stèles. Le roi en personne peut y être installé comme cela est illustré sur le sarcophage d’Ahiram de Byblos (Xᵉ siècle av. J.-C.) au Musée national de Beyrouth. Mais plus souvent encore, le trône reçoit la déesse comme le montre la stèle de Yéhawmilk de Byblos remontant au Vᵉ siècle av. J.-C. Parmi les trônes sculptés en volume réel, l’exemple le plus célèbre demeure celui d’Astarté au temple d’Echmoun, près de Sidon.

Le sphinx ailé

Le sphinx est un thème qui ne laisse pas de doute sur son appartenance égyptienne. Mais, lorsque ce lion à visage humain est ailé, il s’octroie une facture phénicienne symbole de la culture élitiste pan-méditerranéenne. Et, c’est sous cette forme ailée qu’il sera repris par les Grecs.

Il est connu que les Phéniciens ont introduit en Méditerranée occidentale une imagerie assyrienne et égyptienne, qui sera appelée orientalisante. Ils ont réussi, dans un premier temps, une synthèse entre les arts assyriens et égyptiens qu’ils ont su helléniser durant les siècles suivants. Cependant, ils ont aussi largement contribué au développement d’un art propre capable d’influencer, à son tour, les autres cultures. Dans certains cas, leur répertoire dit orientalisant, était considéré comme un signe de prestige.

Que tous ces objets et thèmes aient été les produits des Phéniciens eux-mêmes ou l’œuvre de leurs disciples locaux n’enlève rien à leur caractère phénicien. Leur propriété de synthèse entre différentes civilisations ne leur ôte pas non plus leur identité spécifique puisque celle-ci consiste justement en l’aptitude à une sorte d’éclectisme doublé d’un esprit de synthèse créatrice et d’innovation. Ces inventeurs de la mondialisation à l’échelle de la Méditerranée ont développé un art que Carolina Lopez-Ruiz définit comme une complémentarité et une totale osmose entre le «local et le mondial».
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