Le génocide de 1915-1918 aux mains des Ottomans
Le 24 avril 1915, Talaat Pacha ordonne l’arrestation des intellectuels arméniens. Ils seront tous déportés, affamés et exécutés. Ce jour-là, se déclenchait le génocide qui allait s’étendre au Mont-Liban et changer la face de tout l’Orient.

Le 24 avril est la Journée du génocide des chrétiens d’Orient dont les trois quarts ont succombé aux massacres, famines et déportations de la Première Guerre mondiale. Ce nettoyage ethnique a pris pour nom Tséghaspanoutioun chez les Arméniens, Seyfo chez les Assyro-Chaldéo-Syriaques, et Kafno chez les Montélibanais (habitants du Mont Liban).

Mehmet Talaat Pacha ministre de l’Intérieur de l’Empire ottoman / Enfants chrétiens affamés (1915-1918).

Quatre siècles de paix relative

L’empire ottoman s’était maintenu avec sa diversité ethnique durant une période de quatre siècles ponctués d’incidents plus ou moins graves, et de plus grandes périodes de stabilité relative, voire de prospérité. Alors que les Arméniens grimpaient les échelons de la haute société à Constantinople et se maintenaient dans les provinces de l’Empire, les maronites arrivaient à repeupler leurs montagnes dévastées par les Mamelouks. Grâce aux missions européennes et américaines, ainsi qu’aux capitulations qui protégeaient les chrétiens de l’Empire, ces derniers étaient même indirectement favorisés dans certains domaines. Leur place semblait même garantie dans cette structure impériale résolument multinationale, multi-ethnique et pluriculturelle.

Tout cela allait changer avec l’apparition du concept d’État-nation au XIXᵉ siècle. L’Empire ottoman n’est pas une nation, mais un ensemble de nations dites millet. Il est, dès lors, inquiété par le nombre croissant d'Arméniens dans plusieurs provinces, et par celui des maronites et autres chrétiens dans le Mont-Liban. Leurs relations avec les puissances chrétiennes d’Occident et de Russie ne manquent pas d’irriter le nationalisme turc.

Les premiers massacres

C’est la guerre d’indépendance grecque (1821-1830), suivie de l’émancipation et même de l’indépendance de certains pays des Balkans, qui ont fait croître les craintes des nationalistes turcs. Dès 1860, ils organisent les massacres des chrétiens dans le Mont-Liban et jusqu’à Damas, provoquant une intervention de l’armée de Napoléon III et une autonomie montélibanaise garantie par cinq puissances européennes.

À cela viennent s’ajouter, en 1878, les traités de San Stefano et de Berlin qui entérinent le démembrement de la partie européenne de l’Empire ottoman et exigent la garantie de la sécurité des Arméniens dans la partie asiatique où il est même fait allusion à une possible autonomie de l’Arménie à l’image du Mont-Liban. Les autorités turques sont de plus en plus préoccupées par le poids démographique, économique et politique des Arméniens. Elles se voient contraintes de réduire les chiffres des recensements de cette population de moitié; sur le papier, dans un premier temps.

Abdulhamid II

Mais la concrétisation sur le terrain ne tarde pas à se faire. Les massacres reprennent aussitôt contre les Assyro-Chaldéo-Syriaques en Haute-Mésopotamie, et contre les Arméniens dans la majorité des provinces. Tantôt commises par l’armée turque, tantôt déléguées aux Kurdes, ces tueries en masse s’échelonnent entre les années 1880 et 1890. Les plus célèbres sont les massacres dits hamidiens de 1894-1896 qui ont coûté la vie à 200 000 Arméniens, converti de force 40 000 autres, et valu au sultan Abdulhamid II, le surnom de «Sultan rouge». Alors que la France restait scandaleusement muette, ce sont les menaces britanniques et l’intervention russe qui ont mis fin à ce carnage.

Pendant qu’il faisait détruire ou transformer en mosquées 568 églises arméniennes, ce sultan continuait paradoxalement à percevoir les chrétiens du Liban comme un atout pour la prospérité de Beyrouth, sa ville portuaire de prédilection et capitale de vilayet. Il est déposé en 1908 par les Jeunes-Turcs ultra-nationalistes qui entament un nouvel épisode de massacres dès 1909 en Cilicie, provoquant une intervention des marines française, anglaise, russe, allemande, italienne et même américaine.

Ismail Enver Pacha ministre de la Guerre de l’Empire ottoman / Famille affamée dans le Mont-Liban (1915-1918).

La Grande Guerre


L’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914 met fin aux interventions occidentales qui, d’ordinaire, interrompent les massacres. Elle permet alors à l’Empire de passer à l’échelle supérieure, et donc à l’extermination quasi totale des millet chrétiennes. Le projet, fomenté par Talaat et Enver Pacha, est mis à exécution dès avril 1915. Il est présenté dans les documents officiels comme un blocus du Mont-Liban, destiné à prévenir des débarquements franco-britanniques, et comme un déplacement de populations arméniennes des provinces orientales afin d’empêcher toute collaboration avec les Russes.

Dans les faits, il s’agissait de transformer l’Empire multinational en un État-nation en supprimant les ethnies chrétiennes. Les déplacements de populations arméniennes se sont avérées des déportations meurtrières couronnées par les massacres des survivants, emportant sur leur passage des centaines de milliers d’Assyro-Chaldéo-Syriaques. Le blocus du Mont-Liban s’est vite transformé en vaste camp de concentration, d’où tout ingrédient nécessaire à la survie était exproprié, et où toute tentative d’acheminement d’aide humanitaire était passible de peine de mort.

Des victimes par centaines de milliers

L’expérience de 1860 ayant servi de leçon, il n’était plus question d’employer l’épée dans un Liban lié naturellement à l’Europe par la Méditerranée. L’extermination devait se faire par la famine et les épidémies qu’elle engendre. D’où le nom de Seyfo (épée) pour le génocide en Haute-Mésopotamie, et de Kafno (famine) pour le Mont-Liban. C’est un réseau clandestin monté par le commandant Albert Trabaud de l’armée française et l’évêque Paul Akl de l’Église maronite qui a permis d’éviter la suppression totale de la population montélibanaise.

Au total, ce génocide aurait couté la vie à plus de 350 000 Grecs pontiques, environ 750 000 Assyro-Chaldéo-Syriaques, 1,5 million d’Arméniens, et plus de 220 000 Montélibanais. D’après ces données, chacune de ces composantes aurait ainsi perdu presque les trois quarts de sa population. Dans certaines provinces, c’est plus de 90% des Assyro-Chaldéens, des Syriaques ou des Arméniens qui ont péri. Au Mont-Liban, on a dénombré plus de 220 000 victimes pour une population d’environ 550 000 habitants. Mais, là aussi, à cause de l’émigration provoquée, la population a été réduite des trois quarts. Dans certaines régions du caza du Batroun, la famine a fait plus de 60% de morts.

Preuves accablantes

Concernant les preuves de ce génocide, autant pour les Arméniens que pour les Montélibanais, les archives des diplomaties occidentales et du Vatican sont accablantes. Même si dans le cas libanais, une attitude de lâcheté s’obstine à renier l’évidence, se dérobant derrière une écœurante anecdote de sauterelles. Les documents de la Croix-Rouge américaine, avec chiffres à l’appui, ainsi que ceux de Washington et du Quai d’Orsay abondent en détails.

Le courrier diplomatique échangé en 1916 entre Aristide Briand et les ambassadeurs de France Defrange et Barrère, respectivement au Caire et à Rome, constitue une mine d’informations sur les véritables aspects de ce processus intentionnel d’affamer jusqu’à la mort. Car la faim avait frappé toute la région durant cette guerre, mais seuls les Montélibanais assiégés et les Arméniens déportés en sont morts.

Ahmed Djemal Pacha ministre de la Marine et commandant de la 4ᵉ armée ottomane / Distribution du pain par le Patriarche maronite (1915-1918).

Les témoignages

Aristide Briand dénonce sans équivoque le génocide arménien dans sa lettre du 7 novembre 1916 au sénateur Louis Martin. Il y parle d’un «monstrueux projet d’extermination de toute une race». L’historien Niall Ferguson rapporte les propos d’un conseiller de l’armée allemande selon lequel Enver Pacha aurait déclaré vouloir «résoudre le problème grec… de la même façon qu’il pensait avoir résolu le problème arménien». Et le gouverneur du Mont-Liban, Ohannes Kouyoumjian, rapporte dans ses mémoires les propos de Djemal Pacha qui aurait déclaré vouloir «régler le problème arménien par l’épée et le problème libanais par la famine». Il écrit également que Djémal Pacha «n’organisa pas comme… pour les Arméniens… des massacres sanglants. L’instrument de supplice dont il se servit, [fut] la hideuse famine…»

Le père Sarloutte de la mission lazariste de Aintoura place explicitement cette famine «dans le sillage du génocide arménien». Et, enfin, les archives des Jésuites à Beyrouth contiennent des documents ottomans menaçant d’exécution toute personne surprise à acheminer des aides. Les décrets relatifs à la censure et aux arrestations d’Arméniens et de Libanais sont innombrables, tels que ceux du tribunal militaire de Aley dans le Mont-Liban, ou celui de Talaat Pacha, daté du 24 avril 1915, dans lequel il ordonne l’arrestation des intellectuels arméniens. Ils seront tous déportés, affamés et exécutés. Ce jour-là, se déclenchait le génocide qui allait changer la face de tout l’Orient.
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