La civilisation phénicienne dans le triptyque de l’Occident
En 146 av. J.-C, Rome a vaincu Carthage et Corinthe, mais il allait s’ensuivre un comportement divergent vis-à-vis de ses deux concurrents millénaires. Carthage sera détruite et sa bibliothèque ravagée, alors que celle d’Alexandrie continuera d'être prisée, honorant la culture grecque. Cette approche a été entretenue par le XIXᵉ siècle et par les historiens modernes, faisant des Phéniciens les grands absents dans l’histoire de la Méditerranée.

Les études et recherches sur la civilisation phénicienne demeurent disparates et ne peuvent en construire une image soutenue. Car elles ne se rassemblent pas dans une structure capable d’assurer la continuité et les liens entre les différentes disciplines. La Phénicie n’a jamais connu cette possibilité que les «études classiques» ont garantie au monde gréco-romain.

Carte des expansions phéniciennes et grecques.
Photo tire du site: www.histoirdefrance.fr

Un nouveau regard

Pour l’auteur de Phoenicians and the Making of the Mediterranean (Les Phéniciens et la création de la Méditerranée), Carolina Lopez-Ruiz, il est temps de dépasser le stéréotype du Phénicien marchand, ou même métallurgiste, artisan et propagateur de l’alphabet. Car la Phénicie a joué un grand rôle dans les domaines de l’agriculture, de l’organisation du territoire, de la construction navale, de l’architecture, de la philosophie, de la cosmogonie, de la mythologie, de la politique, de la fondation des cités, de leur administration et de leur protection. N’oublions pas qu’elle a tenu tête à Rome. Ses cités-États ont précédé celles de la Grèce, et son empire aussi.

Il n’est plus justifiable de fractionner leurs exploits entre Phéniciens et Puniques, les deux ne formant qu’une variation sur la prononciation d’un terme commun. Car, le P dans leur langue et dans leur alphabet se lit également Ph, et Phénicien se dit encore aujourd’hui en syriaque Puniqi.

En 146 av. J.-C, Rome a vaincu Carthage et Corinthe, mais il allait s’ensuivre un comportement divergent vis-à-vis de ses deux concurrents millénaires. Carthage sera détruite et sa bibliothèque ravagée, alors que celle d’Alexandrie continuera d'être prisée, honorant la culture grecque. Didon sera rejetée, déplore encore Carolina Lopez-Ruiz, tandis qu’une mythologie gréco-romaine se formera, octroyant à Énée une généalogie troyenne. Ce dernier, ancêtre de Romulus, apparaîtra comme fondateur du peuple romain. Jules César lui-même allait se constituer une légitimité en affirmant descendre de Vénus et d’Énée. La légende de la continuité gréco-romaine était née sur les cendres de l’héritage phénicien. Le triptyque de la civilisation méditerranéenne, de la Mare Nostrum aux origines de l’Occident, allait se réduire volontairement à un diptyque exclusif.

La littérature phénicienne

Malgré les prétentions qu’il n’existe pas de littérature phénicienne, c’est à la controverse des IIᵉ-IVᵉ siècles, entre le christianisme et le paganisme, que nous devons la redécouverte de ce trésor. Les apologètes chrétiens grecs et latins allaient se servir des reliquats des cosmogonies et des mythologies phéniciennes pour confondre le paganisme.

Sans en avoir eu l’intention, Méliton le Grec, saint Jérôme et saint Eusèbe de Césarée allaient nous transmettre les preuves de l’existence d’une riche production littéraire phénicienne, bousculant le cliché du cupide commerçant phénicien. Ils nous ont transmis Sanchoniathon et Philon de Byblos. Quant à Saint-Augustin, évêque d’Hippone (l’actuelle Annaba en Algérie) et lui-même phénicien, il mentionnait les libri punici rédigés en cananéen punique. L’épigraphie aussi atteste que la langue phénicienne a survécu jusqu’à l’époque de ce saint, soit le début du Vᵉ siècle.


Grace aux archives de Tyr, une culture néo-phénicienne a subsisté dans les œuvres gréco-romaines, comme le souligne Carolina Lopez-Ruiz. Celle-ci mentionne encore quatorze philosophes phéniciens qui résidaient à Athènes à l’époque classique, dont Zenon, le fondateur du stoïcisme, et Kleitomachos (ou Hasdrubaal), à la tête de l’école platonicienne, qui avait enseigné la philosophie à Carthage en langue phénicienne (punique). Se référant aux philosophes néoplatoniciens, elle constate que Pythagore aurait eu pour maître un Phénicien lors de son voyage à Tyr et Sidon.

Sarcophage d’Ahiram de Byblos XIIIᵉ-Xᵉ siècle av. J.-C avec en arrière-plan le Colosse de Byblos. Photo du site du Musée national de Beyrouth

L’effacement de la Phénicie

La destruction de la bibliothèque de Carthage et de l’héritage phénicien d’une part et la propagande diffusée par le vainqueur gréco-romain de l’autre ont donné l’impression de l’inexistence d’une littérature phénicienne. À cela est venu s’ajouter le roman européen élaboré au XIXᵉ siècle sur un idéal indo-européen purifié de toute trace de sémitisme. Ce roman a cherché à majorer, en les glorifiant, toutes traces d’influence nordique, alors qu’il étouffait les apports cananéens, qu’ils soient de la mère patrie ou de Carthage.

Bien que les Phéniciens aient joué un rôle prépondérant en Italie dès le VIIIᵉ siècle, seul l’apport grec a été retenu par une sorte d’hellénocentrisme hérité des anciens et entretenu par le XIXᵉ siècle et par les historiens modernes. Pour toutes ces raisons, les Phéniciens sont les grands absents dans l’histoire de la Méditerranée. Même lorsque des textes font référence à eux, comme les poèmes homériques chantant les compétences de leurs artisans, ces témoignages ne sont pas pris en compte et se voient classés dans la catégorie des documents non historiques.

Lorsqu’il n’était plus possible d’occulter l’origine cananéenne d’un thème, celui-ci était de préférence dilué dans une notion indéfinie d’art orientalisant, ou encore attribué au Levant comme zone géographique, sans mentionner une spécificité culturelle. L’emploi du terme «orientalisant», introduit en 1879, est dû en partie à une vision monolithique de l’Orient, incapable de distinguer les nuances et les différences entre Égyptiens, Assyriens, Israélites et Phéniciens.

Un lexique leurrant

Et pourtant, même selon cette interprétation volontairement imprécise, on ne peut nier, écrit l’archéologue James Whitley, que les Phéniciens formaient la composante la plus importante parmi les populations du Levant. Il est aussi intellectuellement honnête de reconnaître que les artefacts et témoignages archéologiques proviennent de sites clairement phéniciens, non assyriens, araméens, égyptiens ou moabites, précise Carolina Lopez-Ruiz.

Dans son ouvrage Phoenicians and the Making of the Mediterranean (Les Phéniciens et la création de la Méditerranée), elle déplore le narratif des vidéos et panneaux exposés dans les sites et musées occidentaux, qui sont explicites lorsqu’il est question de définir l’identité grecque d’un objet, alors qu’ils demeurent plutôt vagues lorsqu’il s’agit d’une origine ou d’une influence phénicienne. Celle-ci est alors classée comme orientalisante ou égyptisante. Et, si le rôle des Phéniciens vient à être mentionné, c'est en tant que simples marchands, uniquement responsables du transport. Ces présentations partiales viennent s’ajouter à l’aspect spectaculaire des ruines gréco-romaines, bien plus attrayantes pour le touriste que les vestiges de l’âge du fer.

Le Musée national de Beyrouth va plus loin encore en évitant toute référence à la civilisation phénicienne ou même cananéenne. Les époques y sont donc présentées par des termes génériques comme «période égyptienne, assyrienne, perse, hellénistique, romaine ou byzantine». Pour les périodes ou les objets proprement phéniciens et d’époque d’indépendance ou d’autonomie, le Musée de Beyrouth opte pour un lexique chronologique aseptisé dépourvu d’identité, tel que l’«âge du cuivre», puis «du bronze», puis «du fer».

Pour Carolina Lopez-Ruiz, il est temps de reconnaître la valeur de l’interconnexion et de l’organisation du réseau que formaient les cités-États phéniciennes entre elles d’abord, et avec leurs fondations sur les côtes africaines et européennes. Ce lien était bien plus que commercial, embrassant une culture, une langue et une religion communes, ainsi que des causes politiques permettant aux composantes de se fédérer pour affronter les menaces. La reconnaissance de ces liens rend justice à la Phénicie, et donc à son rôle fondateur, formant avec la Grèce et Rome, le triptyque de l’Occident.
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