Le Liban, jadis symbole de la liberté d’expression, n’est plus parmi les bons élèves dans les index internationaux sur l’indépendance de la presse. Même si, à l’échelle mondiale, il a légèrement progressé par rapport à l’année dernière selon un rapport publié mercredi par Reporters sans frontières, passant de la 130ᵉ à la 119ᵉ place sur 180 pays, les conditions de travail des journalistes restent ardues.

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Terre de tous les paradoxes, le Liban est à la fois l’un des pays où les journalistes bénéficient de la plus grande liberté d’expression, mais également l’un de ceux où ils sont le moins protégés, et où leurs mots leur coûtent parfois ce qu’ils ont de plus cher, leur vie.

Dans le rapport annuel de Reporters sans frontières (RSF) sur la liberté de la presse, publié le mercredi 3 mai, le Liban occupe la 119ᵉ place sur 180 pays. Il enregistre une légère progression par rapport à l’année dernière, due principalement à une amélioration de l’indicateur sécuritaire, alors que les indicateurs social, économique et législatif ont baissé. Il reste cependant loin de ses précédents scores, ayant occupé la 107ᵉ place en 2021, la 102ᵉ en 2020 et la 98ᵉ en 2016.

Dans la section consacrée au Liban, le site de RSF relève ce qui suit: "Alors que les médias pensaient en avoir fini avec les figures médiatiquement intouchables, lors de la révolution d’octobre en 2019, la pression politique est plus forte que jamais, en particulier dans le contexte d’une crise économique qui ne cesse de s’aggraver et des tentatives en cours pour paralyser l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth de 2020."

L’organisation internationale fait en outre état d’une "inquiétante instrumentalisation de la justice, qui condamne régulièrement des médias et des journalistes à payer des amendes ou à de la prison par contumace". Constatant cependant qu’"une vraie liberté de ton existe au sein des médias libanais", elle ajoute qu’en réalité, "le secteur est contrôlé par une poignée d’individus directement affiliés à des partis politiques ou appartenant à des dynasties locales".

Déclin durant le mandat Aoun

Dans ce classement, le pays du Cèdre se retrouve en 2023 bien loin de la 98ᵉ place qu’il occupait en 2016, avant le début du mandat de l’ex-président de la République, Michel Aoun, qui s’est terminé fin octobre dernier sans qu’un nouveau chef de l’État ait été élu. Or c’est justement durant ce sexennat que "le Liban a été témoin d’un grave déclin de la liberté d’expression", relève le centre SKeyes pour les libertés médiatiques et culturelles, dans un rapport publié le 1ᵉʳ novembre dernier.

Ce centre de recherche, rattaché à la Fondation Samir Kassir (portant le nom du journaliste franco-libanais, assassiné juste après le retrait du Liban en avril 2005 des forces du régime syrien, dont il avait été l’un des plus farouches critiques) se penche sur les violations commises à l’encontre de journalistes, d’activistes ou de simples citoyens durant ces six années sous prétexte de "porter atteinte au président ou à la présidence de la République, ou pour outrage".

Dans le rapport, SKeyes précise que le Liban "se rapproche toujours plus de la classification des dictatures et des États policiers", surtout après l’escalade "des pratiques répressives et des violations de la liberté d’expression". Il documente plus de 800 violations, qui englobent des assassinats, des attaques armées contre les biens des médias, des agressions contre les journalistes et les militants par des entités officielles et informelles, la convocation et l’interrogatoire de journalistes, l’usage excessif de la force et des procès devant le tribunal militaire.

Mhanna: la culture de l’impunité

Comment en est-on arrivé là? Comment le pays du Cèdre, pionnier dans la région au niveau de la liberté de la presse, et longtemps terre d’accueil pour des journalistes opprimés dans leur pays natal, est-il devenu comparable à un État policier?

L’une des principales raisons du recul de la liberté d’expression au Liban est "la culture de l’impunité qui continue de prévaloir à tous les niveaux", comme l’avait expliqué Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir, en novembre 2022 à Ici Beyrouth pour un article publié dans le magazine français Entreprendre. Cette impunité, les assassins des journalistes ne sont pas les seuls à en bénéficier, "mais également ceux qui agressent les correspondants lors des manifestations, qu’il s’agisse de membres de service de sécurité ou de partisans de certains groupes politiques". Le Liban est un pays "où l’on tue les gens pour leur opinion, et où l’assassin est protégé et bénéficie d’une impunité totale", avait souligné Ayman Mhanna.

Ayman Mhanna – Directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir

Plus de 30 journalistes ont été assassinés durant la guerre civile (1975-1990), mais une dizaine d’autres ont été tués après la fin du conflit. Parmi les journalistes tués juste après le retrait des troupes syriennes du Liban en 2005, on retrouve Gebran Tueni (le 21 décembre), propriétaire à l’époque du prestigieux quotidien en langue arabe an-Nahar, et Samir Kassir (le 2 juin), éditorialiste du même journal, qui avait été aux premières lignes de la lutte contre l’occupation syrienne du pays du Cèdre et "le régime policier libanais". Une autre journaliste, May Chidiac, farouche critique du régime syrien, avait été victime le 25 septembre 2005 d’un attentat à la voiture piégée, auquel elle avait survécu par miracle, mais qui lui avait coûté une jambe et un bras.

Le 4 février 2021, l’éditorialiste et activiste politique Lokman Slim, connu pour ses analyses critiques du Hezbollah, a été retrouvé assassiné dans sa voiture. Malgré le tollé que ce crime avait soulevé, l’enquête n’a toujours pas abouti, sachant que Lokman Slim, issu d’une grande famille chiite de la banlieue sud de Beyrouth, avait publié un communiqué le 13 décembre 2019, après avoir découvert des menaces de mort sur les murs de son domicile. Dans ce texte, il faisait assumer à Hassan Nasrallah (chef du Hezbollah) et à Nabih Berry (président du Parlement et chef du parti Amal, allié du Hezbollah) l’entière responsabilité de tout acte contre lui ou sa famille.

Un autre journaliste, Joseph Bejjani, photographe pour l’armée libanaise, avait été assassiné par balles en décembre 2020 alors qu’il venait de déposer ses enfants à l’école. Selon plusieurs médias, il avait été l’un des premiers photographes sur place, juste après la gigantesque explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, qui avait fait plus de 200 morts et 6.500 blessés, ce qui a poussé de nombreux Libanais à s’interroger sur les raisons de cet assassinat.

Gebran Tueni et Samir Kassir

 

Protéger les journalistes

Dans un tel contexte, qu’est-ce qui protège les journalistes au Liban? "Leur courage uniquement", selon Ayman Mhanna, "car les mécanismes réels de protection n’existent pas contre l’assassinat politique et les journalistes ne seront protégés que le jour où les auteurs des assassinats politiques se retrouveront en prison".

Avant de passer à l’acte, ou pour dissuader les journalistes qui les dérangent, certains partis ont recours aux menaces, soit physiques, soit sur les réseaux sociaux. En août dernier, les journalistes libanais Dima Sadek (télévision MTV) et Hassan Shaaban (Bloomberg) ont été victimes d’une nouvelle campagne de menaces et d’intimidations orchestrée par des partisans du Hezbollah.

Réagissant à cela, RSF avait dénoncé "la dernière vague de haine lancée par des représentants du Hezbollah contre les journalistes au Liban" et appelé "les autorités libanaises à protéger les journalistes en question et à enquêter sur les intimidations dont ils font l’objet".

Selon Ayman Mhanna, "le bureau de lutte contre la cybercriminalité et les autres services de sécurité ont les moyens techniques pour savoir qui se cache derrière beaucoup de choses qui se font sur les réseaux sociaux, mais ils utilisent ces pouvoirs pour espionner et poursuivre les journalistes qui critiquent les politiques au pouvoir, et non pour protéger les autres".

Cadre légal obsolète

Le cadre légal régissant les médias, amplement obsolète, est justement l’un des facteurs qui expliquent le recul enregistré par le Liban au niveau de la liberté d’expression.

La presse libanaise est réglementée en grande partie par la loi du 14 septembre 1962 sur les imprimés. Cette loi, tout comme la loi française dont elle est inspirée, régit l’imprimerie, les maisons d’édition, les librairies et les publications de presse. Les médias audiovisuels, eux, sont régis par la loi 382 de 1994. Quant aux médias en ligne, ils ne sont organisés par aucune loi.

"Cela fait plus de 12 ans qu’une proposition de loi relative au secteur se trouve au Parlement, où elle a été examinée maintes fois par les commissions concernées", avait expliqué Ayman Mhanna.

"À chaque fois, on aboutit à une version pire que la précédente, à cause des intérêts politiques", avait-il souligné, se félicitant du fait que la toute dernière mouture de la proposition de loi n’ait pas été votée.

Intérêts politiques et financiers

Le Liban fait partie des 12 pays qui ont ratifié en 2018, le "Pacte sur l’information et la démocratie" initié par RSF pour mieux protéger la liberté de la presse et lutter contre la désinformation. C’est le Premier ministre de l’époque, Saad Hariri, qui faisait partie des 12 chefs d’États et de gouvernements qui se sont engagés "à promouvoir la liberté d’opinion et d’expression".

Il était lui-même propriétaire de plusieurs médias qui, pour la plupart, ont fermé leurs portes à cause de la crise économique, notamment après son retrait de la vie politique, en janvier 2022. La télévision, le quotidien et la radio appartenant à M. Hariri avaient été attaqués en mai 2008 par le Hezbollah, et RSF avait dénoncé à l’époque les tentatives "de muselage des médias de la majorité parlementaire anti-syrienne", dirigée à l’époque par Saad Hariri.

Le "contrôle direct d’un très grand nombre de médias par des intérêts politiques et financiers qui imposent des lignes éditoriales" contribue également à la dégradation de la liberté d’expression, avait souligné M. Mhanna.

En 2018, RSF et SKeyes avaient publié une enquête intitulée "qui détient les médias au Liban?", qui avait montré que "presque 80% des organes de presse locaux recensés sont aux mains de grandes personnalités du monde politique et économique libanais".

Impunité, cadre légal obsolète, intérêts politiques et financiers, dégringolade sur les indices de liberté de la presse…Malgré ces considérations pour le moins négatives, les médias libanais ne peuvent-ils pas se vanter au moins d’offrir un paysage diversifié, et une liberté de ton unique dans la région ? " Si, si ", selon Ayman Mhanna, " les médias au Liban sont caractérisés par le pluralisme et la diversité ". C’est un pays " où l’on n’a plus à s’autocensurer, surtout après l’explosion au port de Beyrouth et le mouvement de contestation et où l’on dit les choses comme elles sont, et c’est très bien ".

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