Que peut donc signifier un jour férié national appelé « fête de la libération » en ce 25 mai ? Cette date commémore un événement historique, celui du retrait de l’armée d’occupation israélienne le 25 mai 2000, en exécution de la résolution 425 du Conseil de Sécurité adoptée le 19 mars 1978, cinq jours après le début de l’Opération Litani de l’armée israélienne contre le territoire libanais. Que signifie aujourd’hui la commémoration d’un tel événement au Liban, un pays à la souveraineté bafouée et où la dialectique ami-ennemi apparaît comme un impossible choix cornélien ?
La relation ami-ennemi est de nature dialectique. Pour Carl Schmitt et Julien Freund, cette relation polémogène constitue un des piliers de l’essence du politique mais n’inclut pas l’affect et l’émotivité. On n’aime pas l’ami politique de même qu’on ne déteste pas l’ennemi politique. Ceci est aux antipodes de la charge d’affection et/ou de haine que véhicule la même dialectique entre individus. L’ami politique peut devenir l’ennemi de demain et vice-versa. Ce constat, cyniquement réaliste, vient de se réaliser sous nos yeux lors du récent sommet arabe de Djeddah. On a vu les chefs d’États arabes ne pas rougir de honte à recevoir l’ennemi juré du monde arabo-sunnite, à savoir Bachar el Assad de Syrie, champion de l’alliance des minorités, qui vient de faire un coming-back hollywoodien au sein de ce qui n’est pas une famille arabe unie. La présence du président ukrainien V. Zelensky, face à l’ami et obligé de son pire ennemi le russe V. Poutine, est également à mettre sur le compte des impromptus du réalisme cynique qu’autorise le dépassement du moment dialectique en politique. Le même sommet, a laconiquement évoqué le Liban comme un dossier secondaire qui doit se régler par lui-même alors que plus d’un politicien du pays du cèdre se laisse volontairement acheter par l’étranger en vue de toucher quelque prébende des miettes du pouvoir.
Ceci nous amène à nous demander : Que fête-t-on exactement le 25 mai? Une libération du territoire national occupé par un ennemi, Israël ; ou bien une conquête de l’État libanais par un autre ennemi, l’Iran des Mollahs? La question est légitime d’autant plus que le conquérant iranien se maquille, fort mal, par une milice armée libanaise à son service et à ses ordres. Ceux qui se réjouissent en ce 25 mai que célèbrent-ils ? La libération de leur patrie, et de leurs frères, d’un occupant, ou bien un exploit de conquête de la part de leur secte confessionnelle pour le compte du projet des Mollahs de Téhéran ? Nul ne peut contester la contribution des opérations de résistance menées par la milice chiite. Mais nul ne peut nier que le retrait israélien a ouvert la voie à la prise en otage de l’État libanais tout entier par le tandem chiite Amal-Hezbollah. C’est dans ce paradoxe, sémantiquement subtil, que réside la difficulté du redoutable choix cornélien entre ami et ennemi.
Dans le numéro 806 de la Revue Défense Nationale, Amaury de Pillot de Coligny écrit «il nous paraît nécessaire de clairement définir ce que nous sommes pour mieux cerner qui est l’ennemi». Tel est le nœud gordien de la crise existentielle du Liban. Qui sommes-nous ? La question est simple et limpide. La réponse ne l’est point car le citoyen libanais ne se conçoit pas, d’abord, comme individu, un sujet autonome. Il demeure écartelé par la double allégeance à l’État et à sa communauté confessionnelle ; il se laisse diluer dans le grégarisme fusionnel du groupe sectaire auquel il est assimilé. Dès lors, la réponse «Je suis/Nous sommes libanais» ne traduit pas l’unité politique supposée la sous-tendre. Dans ces conditions, l’ennemi n’est pas nécessairement un groupe hors-frontières qui contesterait cette unité . Il peut être à l’intérieur des mêmes frontières si son comportement est un déni flagrant de la puissance publique et de sa souveraineté.
C’est le penseur, mal connu, Julien Freund qui affirmait «il n’y a de politique que là où il y a un ennemi». A un de ses détracteurs, choqué par cette affirmation, Freund rétorque : «c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes». C’est bien pourquoi tous les carrousels de dialogue, toutes les procédures démocratiques, demeurent inutiles tant qu’un groupe armé ne se soumet pas à la puissance publique libanaise. Le Hezbollah, c’est de lui dont il s’agit, incarne la figure de l’ennemi intérieur. Ses patrons iraniens veulent un Orient formé d’une alliance de petites minorités sous son ombrelle. L’Iran n’hésite pas, par Hezbollah interposé, à affirmer qu’il est en mesure d’installer un président de la république libanaise maronite supposé ménager les intérêts géopolitiques et stratégiques des Mollahs. Le Liban unitaire, de la Constitution de 1920 et de la Constitution issue des Accords de Taëf, ne lui convient pas. C’est du mercure qui lui échappera toujours entre les doigts. Il est pathétique de voir des personnalités «présidentiables» prêtes à n’importe quelle forfaiture pour s’asseoir dans le fauteuil présidentiel.
La grande question face au Hezbollah demeure : comment réaliser l’unité politique ? La réponse se trouve dans l’application de la Constitution et des Accords de Taëf (1989) ainsi que dans le respect scrupuleux de la Déclaration de Baabda prononcée par le président Michel Sleiman le 11 juin 2012 au nom du Comité National de Dialogue, inscrite auprès du Conseil de Sécurité le 21 juin de la même année. Cela suffit-il pour neutraliser l’ennemi intérieur et pacifier l’espace public libanais ? Le politique est-il à même de tendre la main afin de trouver un compromis honorable ? Il est permis d’en douter vu le démantèlement de l’État savamment mené par la milice Hezbollah qui n’hésite pas à organiser des manœuvres militaires sous le nez de la FINUL et au mépris de la résolution 1701 du Conseil de Sécurité. La tragédie libanaise est une tragédie politique, non un problème de corrompus et de corruptions. La corruption et les corrompus servent les intérêts stratégiques de l’ennemi iranien.
Le récent scandale des mesures illégales prises par la municipalité de Saïda concernant les «tenues décentes» de plage, (des baigneuses mais pas des baigneurs), est un indice qui ne trompe pas. L’œuvre de sape menée par l’ennemi a probablement fini par désagréger l’espace public et le territorialiser en secteurs identitaires. Tout ce qu’on a pu dire sur le «Liban-message» serait-il devenu caduc ? La question est préoccupante. Tant que les libanais ne s’éveillent pas à la conscience de l’unité indivisible de l’espace public, l’ennemi poursuivra son œuvre de destruction. Le début de la solution réside dans le partage de l’unité politique.
Dans un colloque intitulé «Qui est l’ennemi?», organisé en 2015, Régis Debray pose le diagnostic le plus pertinent qui s’appliquerait au Liban de 2023 : «deux catégories d’êtres humains menacent le monde aujourd’hui, ceux qui ont trop de religion d’un côté et ceux qui n’en ont pas assez de l’autre. En d’autres termes, ceux qui souffrent de n’avoir pas assez d’ego, les fanatiques, et ceux qui souffrent d’en avoir un peu trop, les sceptiques, nous. Manque le juste milieu. Au secours la République et sa laïcité». La vraie laïcité n’a pas pour mission de persécuter les religions mais de protéger la liberté de conscience de toute personne humaine et, surtout, de permettre à tout citoyen de jouir librement, sans entraves, de la propriété de l’espace public.
Mais, laïque ou pas, la République libanaise continue à ressembler actuellement à la ville de Rome que Jugurtha, le roi berbère de Numidie, envahit en 112 av JC. Il acheta tout le monde, absolument tout le monde, y compris des sénateurs. Quand il quitta Rome en 105 av JC, il lança à la Ville sa réflexion méprisante demeurée célèbre : «Ville à vendre. Tu périras si tu trouves un acheteur».
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La relation ami-ennemi est de nature dialectique. Pour Carl Schmitt et Julien Freund, cette relation polémogène constitue un des piliers de l’essence du politique mais n’inclut pas l’affect et l’émotivité. On n’aime pas l’ami politique de même qu’on ne déteste pas l’ennemi politique. Ceci est aux antipodes de la charge d’affection et/ou de haine que véhicule la même dialectique entre individus. L’ami politique peut devenir l’ennemi de demain et vice-versa. Ce constat, cyniquement réaliste, vient de se réaliser sous nos yeux lors du récent sommet arabe de Djeddah. On a vu les chefs d’États arabes ne pas rougir de honte à recevoir l’ennemi juré du monde arabo-sunnite, à savoir Bachar el Assad de Syrie, champion de l’alliance des minorités, qui vient de faire un coming-back hollywoodien au sein de ce qui n’est pas une famille arabe unie. La présence du président ukrainien V. Zelensky, face à l’ami et obligé de son pire ennemi le russe V. Poutine, est également à mettre sur le compte des impromptus du réalisme cynique qu’autorise le dépassement du moment dialectique en politique. Le même sommet, a laconiquement évoqué le Liban comme un dossier secondaire qui doit se régler par lui-même alors que plus d’un politicien du pays du cèdre se laisse volontairement acheter par l’étranger en vue de toucher quelque prébende des miettes du pouvoir.
Ceci nous amène à nous demander : Que fête-t-on exactement le 25 mai? Une libération du territoire national occupé par un ennemi, Israël ; ou bien une conquête de l’État libanais par un autre ennemi, l’Iran des Mollahs? La question est légitime d’autant plus que le conquérant iranien se maquille, fort mal, par une milice armée libanaise à son service et à ses ordres. Ceux qui se réjouissent en ce 25 mai que célèbrent-ils ? La libération de leur patrie, et de leurs frères, d’un occupant, ou bien un exploit de conquête de la part de leur secte confessionnelle pour le compte du projet des Mollahs de Téhéran ? Nul ne peut contester la contribution des opérations de résistance menées par la milice chiite. Mais nul ne peut nier que le retrait israélien a ouvert la voie à la prise en otage de l’État libanais tout entier par le tandem chiite Amal-Hezbollah. C’est dans ce paradoxe, sémantiquement subtil, que réside la difficulté du redoutable choix cornélien entre ami et ennemi.
Dans le numéro 806 de la Revue Défense Nationale, Amaury de Pillot de Coligny écrit «il nous paraît nécessaire de clairement définir ce que nous sommes pour mieux cerner qui est l’ennemi». Tel est le nœud gordien de la crise existentielle du Liban. Qui sommes-nous ? La question est simple et limpide. La réponse ne l’est point car le citoyen libanais ne se conçoit pas, d’abord, comme individu, un sujet autonome. Il demeure écartelé par la double allégeance à l’État et à sa communauté confessionnelle ; il se laisse diluer dans le grégarisme fusionnel du groupe sectaire auquel il est assimilé. Dès lors, la réponse «Je suis/Nous sommes libanais» ne traduit pas l’unité politique supposée la sous-tendre. Dans ces conditions, l’ennemi n’est pas nécessairement un groupe hors-frontières qui contesterait cette unité . Il peut être à l’intérieur des mêmes frontières si son comportement est un déni flagrant de la puissance publique et de sa souveraineté.
C’est le penseur, mal connu, Julien Freund qui affirmait «il n’y a de politique que là où il y a un ennemi». A un de ses détracteurs, choqué par cette affirmation, Freund rétorque : «c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes». C’est bien pourquoi tous les carrousels de dialogue, toutes les procédures démocratiques, demeurent inutiles tant qu’un groupe armé ne se soumet pas à la puissance publique libanaise. Le Hezbollah, c’est de lui dont il s’agit, incarne la figure de l’ennemi intérieur. Ses patrons iraniens veulent un Orient formé d’une alliance de petites minorités sous son ombrelle. L’Iran n’hésite pas, par Hezbollah interposé, à affirmer qu’il est en mesure d’installer un président de la république libanaise maronite supposé ménager les intérêts géopolitiques et stratégiques des Mollahs. Le Liban unitaire, de la Constitution de 1920 et de la Constitution issue des Accords de Taëf, ne lui convient pas. C’est du mercure qui lui échappera toujours entre les doigts. Il est pathétique de voir des personnalités «présidentiables» prêtes à n’importe quelle forfaiture pour s’asseoir dans le fauteuil présidentiel.
La grande question face au Hezbollah demeure : comment réaliser l’unité politique ? La réponse se trouve dans l’application de la Constitution et des Accords de Taëf (1989) ainsi que dans le respect scrupuleux de la Déclaration de Baabda prononcée par le président Michel Sleiman le 11 juin 2012 au nom du Comité National de Dialogue, inscrite auprès du Conseil de Sécurité le 21 juin de la même année. Cela suffit-il pour neutraliser l’ennemi intérieur et pacifier l’espace public libanais ? Le politique est-il à même de tendre la main afin de trouver un compromis honorable ? Il est permis d’en douter vu le démantèlement de l’État savamment mené par la milice Hezbollah qui n’hésite pas à organiser des manœuvres militaires sous le nez de la FINUL et au mépris de la résolution 1701 du Conseil de Sécurité. La tragédie libanaise est une tragédie politique, non un problème de corrompus et de corruptions. La corruption et les corrompus servent les intérêts stratégiques de l’ennemi iranien.
Le récent scandale des mesures illégales prises par la municipalité de Saïda concernant les «tenues décentes» de plage, (des baigneuses mais pas des baigneurs), est un indice qui ne trompe pas. L’œuvre de sape menée par l’ennemi a probablement fini par désagréger l’espace public et le territorialiser en secteurs identitaires. Tout ce qu’on a pu dire sur le «Liban-message» serait-il devenu caduc ? La question est préoccupante. Tant que les libanais ne s’éveillent pas à la conscience de l’unité indivisible de l’espace public, l’ennemi poursuivra son œuvre de destruction. Le début de la solution réside dans le partage de l’unité politique.
Dans un colloque intitulé «Qui est l’ennemi?», organisé en 2015, Régis Debray pose le diagnostic le plus pertinent qui s’appliquerait au Liban de 2023 : «deux catégories d’êtres humains menacent le monde aujourd’hui, ceux qui ont trop de religion d’un côté et ceux qui n’en ont pas assez de l’autre. En d’autres termes, ceux qui souffrent de n’avoir pas assez d’ego, les fanatiques, et ceux qui souffrent d’en avoir un peu trop, les sceptiques, nous. Manque le juste milieu. Au secours la République et sa laïcité». La vraie laïcité n’a pas pour mission de persécuter les religions mais de protéger la liberté de conscience de toute personne humaine et, surtout, de permettre à tout citoyen de jouir librement, sans entraves, de la propriété de l’espace public.
Mais, laïque ou pas, la République libanaise continue à ressembler actuellement à la ville de Rome que Jugurtha, le roi berbère de Numidie, envahit en 112 av JC. Il acheta tout le monde, absolument tout le monde, y compris des sénateurs. Quand il quitta Rome en 105 av JC, il lança à la Ville sa réflexion méprisante demeurée célèbre : «Ville à vendre. Tu périras si tu trouves un acheteur».
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