Le Liban serait-il à la veille d’un nouveau tremblement de terre politique ?
Président de la République de 1952 à 1958, Camille Chamoun disait que le pays “se trouve sur une faille politico-sismique du fait de son positionnement géographique, ce qui explique les secousses violentes qu’il subit chaque quelque temps et qui provoquent à chaque fois des changements substantiels dans sa structure politique, en fonction des développements et des rapports de force dans la région et dans le monde”.

Pour Chamoun, l’ombrelle protectrice du Liban dans la tourmente était son attachement au pacte non-écrit de l’indépendance, “Ni Orient ni Occident”, et son statut de neutralité en cas de conflit interarabe.

Le pays du Cèdre a effectivement respecté le pacte jusqu’au moment où il s’est départi de sa posture de neutralité pour glisser dans la politique des axes, laquelle n’a épargné personne, transformant le pays en arène de confrontation et en boîte aux lettres au profit de projets régionaux.

Ce fut d’abord le cas une première fois sous Chamoun lui-même, en 1958, avec l’émergence du nassérisme et de l’unité arabe, et la célèbre crise qui finit par l’adoption du slogan anti-partition “un seul Liban et non pas deux” de l’ancien Premier ministre Saëb Salam. La sagesse de son successeur, Fouad Chéhab, préserva le Liban à l’écart de la politique des axes, comme le prouve sa rencontre en 1959 à la frontière syro-libanaise avec Abdel Nasser. Le nassérisme finit ainsi par disparaître sans faire vaciller la République.

Ce fut le cas une deuxième fois avec le facteur palestinien et le projet de patrie alternative de Yasser Arafat, qui gouverna le Liban à partir de son siège à Fakhani. L’accord du Caire de 1969 devait organiser une sorte de coexistence libano-palestinienne sur le sol libanais, mais l’accord ne fut jamais mis en application, et Arafat imposa sa domination sur le Liban par les armes, transformant le Arqoub (Liban-Sud) en “Fatehland” pour mener des opérations contre Israël.
En 1982, ce dernier envahit le Liban jusqu’à Beyrouth, imposant à son tour une occupation avec toutes ses contradictions et ses voltefaces, et une tentative d’accord de paix – du “17 Mai” – jusqu’à l’assassinat en septembre de la même année de Bachir Gemayel, 20 jours après son élection à la présidence de la République. Élu à son tour président, Amine Gemayel se rebella contre l’occupation et fut empêché de gouverner en dehors du périmètre de Baabda. Le Front national de la résistance libanaise, mené par les partis de gauche, initia ses actions contre Israël, aussitôt contraint de se retirer jusqu’au Liban-Sud. La “résistance nationale” fut progressivement décimée par le Hezbollah, qui s’implanta au fur et à mesure comme seul bastion de la résistance à Israël et à son armée supplétive, l’Armée du Liban-Sud, jusqu’au retrait israélien du Liban en mai 2000.

Sur le front interne, et face à l’impossibilité d’élire un président de la République ou de former un gouvernement d’union nationale, Amine Gemayel nomma à la fin de son mandat, en septembre 1988, le commandant en chef de l’armée, le général Michel Aoun, à la tête d’un gouvernement militaire de transition chargé d’organiser l’élection présidentielle. Le cabinet militaire fut immédiatement amputé de ses ministres musulmans, qui s’empressèrent de démissionner illico presto, tandis que le Premier ministre Sélim Hoss revenait de son côté sur la démission du Premier ministre assassiné Rachid Karamé en 1988 pour diriger un gouvernement parallèle. La légalité libanaise se retrouva donc fracturée entre deux autorités, l’une à l’est sous la direction du gouvernement Aoun et l’autre à l’ouest sous celle du cabinet Hoss.

Un processus de dialogue national sous égide arabe et internationale déboucha à Taëf, en Arabie saoudite, sur l’adoption du document d’entente nationale en 1989, qui servit de base à la nouvelle Constitution. En 1992, la Syrie opéra un coup d’État contre Taëf, dont elle pris en main l’application arbitraire et sélective, dénaturant l’esprit du document et les équilibres socio-communautaires du système pour imposer son hégémonie politique sur le pays à partir du QG des services de renseignements syriens à Anjar et l’occupation de son territoire par ses forces armées, sous le prétexte de l’occupation israélienne du Liban-Sud.

Sabordant la formule libanaise et le régime parlementaire, le président syrien Hafez el-Assad introduit également lui-même de nombreux pièges dans la nouvelle Constitution (dans l’esprit de l’Accord tripartite élaboré par Damas avec ses alliés en 1985), à même d’en gripper le fonctionnement et de rendre nécessaire à chaque fois son intervention en tant qu’arbitre pour résoudre les différends et les conflits entre les pouvoirs. Parmi ces déséquilibres, et à titre d’exemple: le gouvernement est jugé démissionnaire après le retrait de la majorité de ses membres, mais le président du Conseil a besoin des deux tiers pour révoquer un ministre… Bien plus avantagée, la Chambre, quasi intouchable, ne peut plus être dissoute, et le président de la Chambre, élu pour quatre ans (alors qu’il devait être de deux ans selon Taëf), est inamovible. Le président de la République se voit affaibli par certains aspects au niveau de ses prérogatives par rapport à la pratique présidentialiste qu’il pouvait se permettre sous la 1ère République, ce qui n’a pas été sans rajouter à un sentiment de frustration et de désenchantement des chrétiens, dont les leaders politiques représentatifs à l’époque étaient soient exilés – Michel Aoun et Amine Gemayel -, soient incarcérés – Samir Geagea -, soient assassinés – Dany Chamoun.

En mai 2000, Israël se retira du Liban, ouvrant la voie à un retrait syrien du Liban, finalement obtenu en 2005 sous la pression combinée de l’opposition plurielle libanaise et de la communauté internationale, au lendemain de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et en application de la résolution 1559. Damas fut rapidement remplacé en tant qu’autorité de tutelle par le Hezbollah qui, après la guerre de juillet 2006 et l’adoption de la résolution 1701, dut se replier de la frontière sud pour se lancer à la conquête du pouvoir au Liban, aux côtés d’alliés (dont le général Aoun, rentré au Liban en mai 2005), dans le cadre d’un agenda iranien d’expansionnisme sur l’ensemble du monde arabe.

Les tentatives de l’ancien président de la République Michel Sleiman d’imposer un statut de neutralité au Liban – via la Déclaration de Baabda, agréée dans un premier temps par toutes les parties puis désavouée par le Hezbollah et Michel Aoun en 2012 – pour juguler l’engagement de la milice chiite dans les combats en Syrie pour défendre le régime de Bachar el-Assad contre les révolutionnaires, firent long feu.

Que nous apprend ce tableau événementiel de près d’un siècle d’instabilité au Liban ? Que la concomitance d’une polarisation et d’une instabilité régionales avec un blocage, une désunion et un effondrement intérieurs sont synonymes de profondes mutations, souvent aux dépens de la volonté des Libanais.

De sources concordantes, le Liban se retrouve une fois de plus à la veille de grands changements, compte tenu des développements rapides qui se produisent autour de lui, centrés notamment sur l’avenir des relations entre l’Iran, les pays arabes, Israël et la communauté internationale. Certes, seules les urnes devraient susciter un changement en profondeur, mais il y a fort à parier que le détonateur soit hors du processus constitutionnel. Des sources occidentales ne cachent pas leurs craintes de développements sécuritaires dans la région ou au Liban qui mèneraient une fois de plus, à terme, à un changement du système politique au Liban, à l’instar d’un vide présidentiel et parlementaire qui paverait la voie à une nouvelle Constituante, ébranlerait Taëf et la parité islamo-chrétienne pour ouvrir la voie au projet de répartition par tiers (sunnites-chiites-chrétiens) voulu par le Hezbollah pour institutionnaliser ses acquis politiques.

Sommes-nous donc aux portes d’une tripartition et d’une IIIe République ? Compte tenu du principe des secousses telluriques politiques libanaises, le Liban pourrait effectivement entrer une nouvelle fois dans l’inconnu. Mais en tirant les leçons de l’effondrement accéléré du pays depuis 1958, plusieurs capitales qui jouent le rôle de décideur estiment qu’il est encore plus périlleux dans les circonstances actuelles de songer à une nouvelle formule politique pour le pays, comme le fédéralisme ou la partition, capables d’achever une bonne fois pour toutes le Liban. Les appels à la décentralisation administrative et financière, voire au fédéralisme, seraient dans ce cadre une réponse mimétique à la tripartition… mais il reste à savoir s’ils ne servent pas au final le Hezbollah dans ses desseins. D’où la volonté internationale unanime de tenter de trouver des solutions sur base de l’accord de Taëf, et dans une perspective de restauration de l’État libanais dans ses fonctions régaliennes, en tête desquelles se trouvent la souveraineté et le monopole de la violence légitime, dans son statut originel de neutralité.