Double ennemi et blocage politique

Le 14 juin prochain, le Liban sera-t-il doté d’un président de la république? Rien n’est moins certain. Et pourtant, le jeu démocratique paraît avoir repris le dessus. Deux candidats s’opposent jusqu’à présent; mais pour le compte de trois acteurs politiques et non de deux camps clairement définis. Le groupe composite, à la cohésion incertaine, opposé au tandem d’airain Amal-Hezbollah, est lui-même divisé en adversaires. C’est ce qui permet de poursuivre le jeu mortel du «double ennemi» qu’on peut résumer ainsi : «l’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami». Une telle configuration bloque tout compromis politique et attise en permanence la perpétuelle discorde, ou fitna, qui défait l’État de droit et alimente la montée aux extrêmes.
Pour justifier ce qui n’est pas un compromis politique solide, les acteurs du camp qui soutient Jihad Azour contre Sleiman Frangié, cheval de bataille des Mollahs de Téhéran, affirment que leurs intérêts se sont entrecroisés, ce qui aurait facilité le choix d’Azour comme candidat présidentiel. Soupir de soulagement au pays du cèdre. Le 14 juin prochain pourrait-il être le jour de la délivrance du Liban? On n’ose pas évoquer une victoire possible de la démocratie dans un pays dominé par les mafias miliciennes et politiciennes. La bataille électorale qui aura lieu dans l’hémicycle, est-elle vraiment un face-à-face entre deux options politiques clairement définies ? Il est permis d'en douter.
Dans le camp «Azour», on retrouve certes un certain nombre de forces politiques farouchement opposées au tandem Amal-Hezbollah qui a kidnappé l’État et qui foule aux pieds toutes les règles constitutionnelles. On trouve également quelques figures souverainistes dites indépendantes. Mais on trouve aussi le CPL, couverture chrétienne de l’Iran des Mollahs, dont la présence dans ce groupe est motivée par la seule inimitié de son président à l’égard de son rival Sleiman Frangié. Il serait naïf de penser qu’un tel choix s’explique par un renversement soudain de l’alliance du CPL avec le Hezbollah qu’il a fidèlement aidé à étendre l’hégémonie iranienne sur le Liban, et qui a largement engrangé les bénéfices politiques de sa stratégie depuis l’accord de Mar-Mikhaël en 2006.
Par ailleurs, le ralliement du CPL à la candidature de Azour ne signifie pas que la hache de guerre est définitivement enterrée entre lui et les Forces Libanaises de Samir Geagea. Il y a peut-être deux groupes d’électeurs qui devront choisir entre deux candidats, du moins jusqu’à présent. Mais il y a trois acteurs politiques farouchement opposés deux à deux. L’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami dans ces conditions. L’affrontement n’est pas un face-à-face bilatéral mais un triple face-à-face dans une spirale du double-ennemi.
L’entente sonne comme factice. Le compromis lui-même autour de l’équation «Azour v/s Frangié» n’est pas convaincant. Le maître du jeu, le Hezbollah n’a aucun intérêt à laisser faire la démocratie. Le face-à-face présidentiel n’est pas agonique , il est éminemment  polémogène. Il ne résout rien. Il entretient la montée aux extrêmes de la stratégie mortifère du coup d’état permanent depuis 2005. Sauf miracle inattendu, il serait hasardeux d’espérer voir un chef d’état s’installer au Palais de Baabda le 14 juin prochain. Pas de président donc? Non, pas de président en principe, sauf imprévu de dernière minute.

Le couple Azour/Frangié, dans ce cas, perdra toutes ses plumes. Le coup lézardera un peu plus l’image de marque des chrétiens quant à leur rôle politique. D’autres personnalités maronites auront-elles une meilleure chance ? Certainement, dont le président du CPL Gebran Bassil, tous ses principaux rivaux ayant été écartés. Le fond du problème n’est pas dans le nom du futur président mais dans le choix de l’identité géostratégique du Liban, que le Hezbollah souhaite transformer en une préfecture levantine de la République Islamique d’Iran.
Ambrogio Lorenzetti Bon et Mauvais gouvernement fresque du Palais Communal Sienne
La stratégie du double-ennemi vient perturber un tel schéma bipolaire et bloque le jeu politique. La discorde (fitna) ne connaîtra jamais d’aboutissement, qu’elle soit intra-chrétienne (CPL v/s FL) ou intra-musulmane (chiites v/s sunnites). C’est cette perpétuelle discorde qui constitue la malédiction de ce pays tant elle interdit la recherche du bien commun. Au sein du monde musulman, la première grande discorde, ou fitna, apparue après le meurtre d’Othman, lors de la Bataille du Chameau (9 décembre 656 ap JC / 10 joumada awwal 36 AH), n’est toujours pas résolue après 14 siècles.
Un miracle aura-t-il lieu le 14 juin prochain ? Le Hezbollah sera-t-il enfin libanisé ? Acceptera-t-il de jouer le jeu démocratique des institutions républicaines ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, si un président soucieux de la souveraineté et du bien commun est élu, il ne sera qu’un président de transition. Son mandat sera consacré à rétablir l’indépendance de la justice, et à lancer les réformes structurelles dont le pays a urgemment besoin. Un tel président peut espérer devenir un symbole de la bonne gouvernance, comme sur la fresque d’Ambrogio Lorenzetti à Sienne. Mais si le jeu pervers du double ennemi se poursuit, il sera, à son corps défendant, le symbole de la mauvaise gouvernance représentée par le même Lorenzetti.
Dans tous les cas, il appartient aux politiciens, notamment les chrétiens d’entre eux, de tirer les leçons qui s’imposent et de comprendre ce que souveraineté veut dire. Il est temps de grandir et de renoncer enfin au narcissisme mortifère des petites fourberies du « Je veux être premier dans mon village ».
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