Dix activistes de la thawra évoquent pour Ici Beyrouth leur perception, avec son lot d’angoisses, d’inquiétudes, mais aussi de détermination en faveur d’un changement, du scrutin législatif de 2022.

L’échéance des législatives approche. Et, en dépit des craintes qui entourent son report, elle est devenue un peu plus réalité avec l’entrée en vigueur, lundi, du délai de dépôt des candidatures. Pour sonder les attentes des milieux de la thawra, Ici Beyrouth a demandé à une dizaine de figures du mouvement du 17 Octobre – sans aucune volonté de restreindre le pluralisme de cette dynamique à ces figures spécifiquement – de confier leurs perspectives et leurs attentes quant aux scrutin à venir et la possibilité effective d’un changement par les urnes.

Globalement, le tableau esquissé n’est pas sans ressembler au fameux Cri d’Edvard Munch (1893) dans lequel, sous un ciel d’enfer orangé, le sujet de la toile, parfaitement évocateur du citoyen libanais, hurle à pleins poumons sa condition…

Jean-Yves Le Drian, chef de la diplomatie française, a de quoi s’inquiéter: le “Titanic libanais” continue de couler “sans orchestre”, pour reprendre sa formule de décembre 2020. Nul besoin de faire appel à des astrologues chevronnés pour faire ce constat.

Un scrutin vicié ?

Pour les figures de la révolte du 17 Octobre, journalistes, professeurs d’universités ou artistes, la crainte que le scrutin prévu pour mai n’ait pas lieu est bien là. Surtout compte tenu des récidives de la caste politique au pouvoir à ce niveau au cours des deux dernières décennies.

“L’autorité va essayer d’annuler les élections”, met ainsi en garde le militant Pierre Hachache, connu pour ses charges corrosives vis-à-vis des excès de la classe politique. “L’establishment ne peut plus puiser dans la Constitution un procédé quelconque pour suspendre le scrutin. J’ai peur d’un recours de sa part à un événement sécuritaire d’envergure pour torpiller le processus démocratique”, dit-il.

De part et d’autre, il existe un accord sur le fait que les législatives constituent un outil et une échéance nécessaires à la préservation du régime démocratique. Certains croient fermes qu’elles permettent d’envisager le changement souhaité – même si chacun a sa propre conception du changement.

Pour l’experte en pétrole et en gaz Laury Haytayan, présidente du parti Takaddom (“Progrès”), les législatives constituent une étape vers la réforme mais “ce n’est pas une catastrophe si l’opposition et la révolution n’arrivent pas au pouvoir” au terme du scrutin.

Pour Mme Haytayan, il est fondamental que les partis de l’opposition et les groupes de la révolution s’organisent autour d’objectifs communs, évoquant ainsi sa préoccupation sur des questions cruciales, comme le sort du tracé des frontières ou de l’alimentation en courant électrique en provenance d’Égypte.

Halimé Kaakour, professeure des universités et membre du bureau politique du nouveau parti Lana (“À Nous”) rappelle de son côté que les élections sont un droit acquis, mais qu’elle ne seront sans doute pas transparentes dans le cas où elles ont lieu. “Elles devraient tout de même se tenir, pour redynamiser l’action du pouvoir législatif et paver la voie à son renouvellement”, dit-t-elle.

Tous les activistes, au Liban et au sein de la diaspora, s’accordent sur le fait qu’une surveillance internationale des élections sous l’égide des Nations unies est plus que jamais nécessaire pour garantir la transparence du processus.

Compter sur la volonté du peuple

De toute évidence, l’effondrement du pays à tous les niveaux constitue la préoccupation directe de l’ensemble des personnalités interrogées.

Depuis 2019, l’activiste Amani Danhach, alias Ammounz KD, a séduit invariablement des milliers d’utilisateurs sur les réseaux sociaux par ses critiques sarcastiques du pouvoir. Fidèle à elle-même, ses prédictions pour 2022, c’est “la vie en rose”… sauf que le rose sera difficile à distinguer dans le noir du tunnel sans courant électrique. “Les Libanais bénéficieront de 36 heures d’électricité par jour”, lance-t-elle d’emblée, dans une réponse désopilante.

Puis, sur un ton plus sérieux, elle soutient qu’un espoir existe encore: “Les gens sont capables de se battre, de parler de sujets tabous. Ils ne sont plus aveugles. Ils ont détruit les murs de la peur. Mieux encore, “le mandat présidentiel actuel” prendra fin dans l’année 2022 grâce à “l’éveil du peuple”.

“Les Libanais devront reconsidérer leurs ordres de priorité aux législatives”, constate pour sa part Joëlle Bou Farhat, présidente de “Fifty/Fifty”, une ONG qui plaide pour la représentativité de la femme. Mme Bou Farhat souhaite qu’il y ait enfin en politique comme dans tous les autres domaines de la vie, parité entre hommes et femmes. En 2018, seulement 6 femmes avaient été élues sur 128 députés.

L’espoir, malgré tout

Au cours des deux dernières années, les événements se sont succédé, accablants, étouffants, au point que personne n’a plus osé, surtout depuis la double explosion au port de Beyrouth, croire en de meilleurs lendemains.

En dépit de la sinistrose ambiante, Ali el-Amine, journaliste et directeur de rédaction du site d’information Janoubiya, pense qu’il est quand même possible de donner une “coloration lumineuse” à l’avenir. “La crise va crescendo. Les indices qui le prouvent sont nombreux. Les élections pourraient à la rigueur constituer une opportunité pour en atténuer les dégâts”, dit-il, soulignant toutefois que la persistance de la crise devrait logiquement ouvrir les vannes de la colère populaire.

Plutôt optimiste, Ziad el-Sayegh, directeur exécutif du Civic Influence Hub, l’effondrement du pats s’accompagne d’une perte vertigineuse de légitimité pour la classe politique au pouvoir, l’alliance “mafia-milice”. “L’ascension des forces de changement est imminente”, dit-il, en distinguant le temps immédiat du temps historique. " Le premier est celui des souffrances, des conflits, de la corruption, et des violations de la souveraineté, le second celui de la résurrection du pays”, souligne-t-il.

Pour M. Sayegh, “la société civile doit être solidaire et s’organiser pour s’emparer de la légitimité, que les élections aient lieu ou non ". “Le problème réside dans la dispersion des forces de changement. Or il est grand temps que les indépendants et tous les partis de l’opposition s’allient ensemble. La souveraineté requiert la contribution de tous”, ajoute-t-il.

Quelles élections sous l’occupation?

Makram Rabah, universitaire, analyste politique et compagnon de route de Lokman Slim, est quant à lui catégorique: “Les élections n’apporteront pas ‘le’ changement requis”, dit-il, pointant du doigt certaines failles qui persistent chez les contestataires dans leur confrontation avec le pouvoir politique, dont “l’absence de clarté dans leur discours sur certaines problématiques essentielles et la certitude de certains qu’un changement peut provenir du pouvoir en place”.

Sans circonvolutions, Sélim Mouzannar, citoyen et activiste libanais au sein du groupe Tajammo3 limouwakabat el thawra (TMT, le “Rassemblement pour accompagner la révolution”), met le doigt sur la plaie: il faut impérativement “libérer l’État kidnappé”, souligne-t-il. “Le système actuel qui nous est imposé par la force et qui est basé sur le triptyque peuple-armée-résistance ne peut plus fonctionner”, dit-il.

Même constat de la part de Omar Boustany, directeur de création, pour qui “les élections sont une bataille à mener parmi d’autres, nécessaires pour changer la donne”, mais qui n’oublie pas que jusqu’à tout récemment, elles “n’ont fait que porter la milice pro-iranienne au pouvoir, même lorsque les urnes en décidaient autrement”. “Nous ne sommes pas la Norvège, l’Autriche ou le Danemark pour qu’un changement de majorité parlementaire mette fin, à lui seul, à l’occupation iranienne. Les législatives ne sont que la moitié de la solution. Or nous avons désormais besoin de solutions complètes”, conclut-il.