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Le Liban aurait pu se passer du grave incident de Kahalé qui a mis à nu la duperie du discours officiel. Les retombées du drame sont imprévisibles. Il appartient à la justice d’établir la vérité des faits et de poursuivre les responsables. Pour l’opinion publique, l’hypocrite mur du silence a cependant été brisé. C’est le député Michel Moawad qui a clairement fait le constat politique du drame: "La cohabitation entre l’État (al dawlat) et une autre entité rivale en son sein (al douwailat) est dorénavant impossible".

Il est inutile de revenir sur les faits et les péripéties du drame de Kahalé. Tout le monde a senti que les conséquences pourraient être très graves. Sur le tournant de Kahalé, ce n’est pas un camion du Hezbollah qui a dérapé mais c’est l’État libanais lui-même qui a révélé l’étendue de sa faillite, par manque de souveraineté. Tout le monde a pu constater que l’État libanais n’est plus en mesure d’assurer les deux tâches primordiales qui constituent sa raison d’être :

  • Assurer la sécurité du citoyen
  • Remplir son devoir de justice: on a pu déplorer le peu d’enthousiasme de l’appareil judiciaire à prendre immédiatement en charge la scène du crime selon les règles.
De haut en bas: Hezbollah – CPL – Liban

Ces deux conclusions portent sur les faits objectifs. Mais il y a deux autres constats qu’on peut tirer de ce drame. Ils appartiennent à l’imaginaire collectif, notamment chrétien, pour qui le fameux tournant de Kahalé est un haut lieu d’affirmation de l’identité nationale libanaise et de la résistance à la préserver durant la guerre civile. Chacun a senti qu’à Kahalé, l’image de marque de l’État se lézardait.
Certains ont accusé les forces sécuritaires légales de fermer les yeux sur les agissements du Hezbollah. Le retard des forces légales à prendre en charge les événements,pourrait ouvrir la voie à la tentation auto-sécuritaire, notamment dans les régions chrétiennes. Un climat de guerre civile se profilerait-il à l’horizon ? On se doit de reconnaître que de tels risques sont largement alimentés par le Hezbollah lui-même, par son comportement belligène à l’égard de l’État et de la population civile. Il ne peut plus se réfugier derrière l’argument mensonger de la " résistance " contre Israël pour justifier son arsenal qu’il gère illégalement, tout en bénéficiant de la complicité passive des autorités libanaises ainsi que de certaines forces politiques opportunistes.
L’heure a sonné pour répondre à une très grave question : le Hezbollah, comme collectivité, est-il un ami ou un ennemi ? "L’ennemi est une notion sociologique" dit Lionel Pourtau. Au sein d’une même société, "on a des adversaires. Lorsqu’on estime que l’autre ne fait pas partie de cet environnement, il devient l’ennemi […] L’ennemi est belligène car il est une forme jugée inassimilable, celui avec qui on ne peut ni discuter, ni négocier". La déclaration du député Michel Moawad s’inscrit dans une telle définition.
L’État moderne souverain se distingue par l’inviolabilité de ses frontières. La guerre est, dès lors, exclusivement interétatique. Avec la mondialisation, sont apparues de nouvelles forces transnationales "en réseaux", de nature politique, religieuse, identitaire, voire tout simplement mafieuse. L’État, habitué à s’opposer à des individus à l’intérieur, mais à d’autres États à l’extérieur, s’en trouve fortement déstabilisé. Sa souveraineté et ses pouvoirs régaliens en sont fragilisés. Le Liban est aujourd’hui un cas démonstratif de ce processus mortifère. Sa désintégration finale peut-elle encore être endiguée ?
Après Kahalé, comment définir le Hezbollah? Est-il uniquement une organisation terroriste, ou criminelle, au sens juridique ? Le drame de Kahalé aurait-il révélé que le Liban a atteint un point de rupture du Politique, celui de la distinction ami/ennemi? Telle est la seule question qui se pose et qui constitue un cauchemar politique. Se refuser à considérer la milice iranienne comme ennemi,consisterait à "lui nier sa qualité d’interlocuteur politique" (J. Freund). Depuis 2005, les politiciens libanais jouent à l’autruche et veulent, au nom de la coexistence interconfessionnelle, donner l’illusion que le problème du Hezbollah est une affaire interne qui se règle par la morale et le droit. Ils oublient que c’est le Hezbollah lui-même qui a désigné son ennemi en quiconque ne se plie pas à ses exigences. S’obstiner, idéologiquement, à nier la possibilité de l’ennemi interne consiste à nier le Politique. Après Kahalé, les choses doivent être appelées par leur nom. Mais comment gérer une telle situation inédite ? Une seule réponse : par la politique et non par la violence du mimétisme milicien. Plusieurs options sont possibles :

  • Ne pas fraterniser avec le Hezbollah au nom de la coexistence confessionnelle. Elle n’est pas en jeu dans ce face-à-face politique.
  • Refuser tout dialogue avec le tandem Amal-Hezbollah en dehors des institutions étatiques. Surtout, distinguer soigneusement entre la communauté chiite et le tandem en question.
  • Ne pas affronter directement le Hezbollah quant à son arsenal militaire mais l’affaiblir et le contenir en lui rognant son emprise. Ceci veut dire le dépouiller de sa couverture chrétienne qui lui confère la légitimité nationale dont il a tant besoin.
  • Ne pas se compromettre avec le CPL (le masque chrétien du Hezbollah) tant qu’il n’a pas renoncé, publiquement et solennellement, à l’accord de Mar Mikhaïl qui a fait arriver le Liban au fond de l’abîme.
  • Mener une campagne diplomatique pour l’application des résolutions internationales 1559-1680-1701 qui garantissent le non-alignement du Liban.

L’intelligence politique en ces moments si difficiles consiste à élire un chef de l’État, non inféodé au Hezbollah, et à mettre le Liban en convalescence politique. Il devient impératif d’atténuer la lutte pour le pouvoir ainsi que la dictature des partis. C’est ainsi que le premier gouvernement du Président Fouad Chehab avait procédé en gouvernant par décrets-lois.
À défaut, advienne que pourra.

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