Le jour où Talal Salman me proposa de rejoindre son équipe au sein du «Safir» est resté gravé dans ma mémoire:
- «Les colonnes de mon journal vous sont ouvertes, venez y créer votre propre rubrique», dit-il de sa voix de basse.
- «Je vous en remercie, mais je suis une maronite engagée, avec des convictions politiques opposées aux vôtres et de surcroît, je suis une francophone qui n’a plus écrit une ligne en arabe depuis qu’elle a empoché son diplôme de droit.»
- «Je vous garantis que vous écrirez ce que bon vous semble en toute liberté et que vous y défendrez vos convictions sans aucune barrière. Quant à la langue, je suis confiant que cet obstacle sera surmonté très vite. Vous avez les idées claires, vous saurez les exprimer.»
Talal Salman a tenu parole. La liberté d’expression n’était pas un slogan pour lui, mais une pratique ancrée dans la haute idée qu’il se faisait du «plus noble des métiers», lui qui en avait gravi les échelons un à un dans les principaux journaux d’avant-guerre, avant de fonder son propre quotidien en 1974 et de devenir le patron de presse à la fois humble et exigeant qui inspirait le respect. Ses éditoriaux étaient percutants. D’un esprit aiguisé, il avait appris à naviguer en eaux périlleuses depuis qu’il avait réchappé à un attentat et maintenait le cap sur ses idéaux, tout en étant un homme d’écoute et d’échanges.
Notre collaboration fut d’une densité singulière, elle prit la forme d’une traversée géographique, politique, mentale et culturelle. Je me réappropriais la langue arabe avec délectation, en même temps que je découvrais un autre Liban. C’était au début des années 90, les ruines de la guerre fumaient encore, les barricades étaient levées dans les rues, mais pas encore dans les esprits, et les «cantons» confessionnels ouvraient timidement leurs «points de passage». Talal Salman voulait sortir le Safir de la gangue idéologique où la guerre avait confiné la presse écrite et audiovisuelle. Il était conscient de la nécessité de reconstruire ce que la division du pays avait rompu : le lien entre Libanais de toutes confessions.
Originaire de Chmestar, dans la Békaa, le village d’une autre personnalité chiite, Hussein Husseini, chef du Parlement et parrain des accords de Taëf, cet autodidacte assumait tous les paradoxes de la diversité libanaise, qu’il connaissait sur le terrain pour avoir pérégriné dans sa jeunesse au fil des affectations de son père, gendarme dans les Forces de Sécurité Intérieure (FSI). Ainsi était-il chiite dans ses revendications de justice sociale et sa sensibilité au dénuement des atrâf, les périphéries du pays, chrétien et druze dans son exposition à la Montagne où il avait grandi en étudiant chez les frères maristes dans le Chouf, sunnite dans son rêve d’une unité de la "oumma" arabe qu’avait incarné Gamal Abdel-Nasser, laïc pourfendeur du confessionnalisme et du féodalisme, qu’il identifiait comme les deux grands maux de la société libanaise.
Ce militant inflexible du nationalisme arabe, grand admirateur du raïs égyptien, avait épousé la cause palestinienne et fait de Jérusalem la qoubla, le pivot, de sa pensée et de ses écrits. Mais ses illusions s’étaient dissoutes dans la réalité d’un monde arabe victime de ses divisions, et dans la signature, par l’OLP de Yasser Arafat, des accords d’Oslo avec Israël. Le Liban était, quant à lui, engagé dans la reconstruction initiée par le Premier ministre Rafic Hariri. C’était une période féconde, où tout était encore possible: la reconstruction des esprits, le besoin d’aller vers l’autre, l’ouverture des régions et la découverte de leur pays par les jeunes générations.
Le journal reflétait la vivacité de Beyrouth, capitale intellectuelle du monde arabe. Les locaux du Safir, dans une petite impasse du quartier de Hamra, devinrent le passage obligé des responsables politiques et des intellectuels de tous bords, libanais et arabes. Talal Salman recevait avec effusion et battait le rappel de son équipe, qu’il concevait comme une grande famille, pour des entretiens à bâtons rompus avec ses visiteurs. Dossiers spéciaux, enquêtes, analyses politiques, grandes interviews, se sont succédé à un rythme soutenu, dans un climat de confiance et de débats créatifs.
Le dialogue islamo-chrétien auquel je croyais, dans la lignée du Vatican, prit tout son sens à cette époque. Nous avons sillonné le Liban, les pages du journal se sont enrichies de toutes les voix, de toutes les contestations, de toutes les visions, celle du patriarche maronite Nasrallah Sfeir et celle de l’uléma Mohammad Hussein Fadlallah ou de cheikh Hani Fahs, celles des cardinaux de Rome, lors du synode pour le Liban tenu par le Pape Jean-Paul II, comme celles des représentants des communautés mahométanes à ce synode historique, Mohammad Sammak, Séoud el-Mawla et Abbas Halabi, celles des piliers du rassemblement de Kornet-Chehwan (Nassib Lahoud, Camille Ziadé, Farès Souhaid…) comme celles des promoteurs des «relations spéciales» avec la Syrie.
Je touchais du doigt la place singulière des chrétiens dans le monde arabe, leur rôle dans cet environnement hétéroclite qui aspire à la dignité et à un développement social et économique à inventer, non à importer, à une voie propre à eux, avec leurs rêves déchus entre nationalismes et particularismes communautaires, avec leur lutte continue pour ne pas s’enliser sous le poids écrasant de l’histoire, avec leur transcendance dans l’action et la réflexion, et leur aspiration à construire un État moderne.
Nos attaches respectives étaient bien fortes, mais nous rêvions d’un Liban qui ferait nation, dans le respect du pluralisme, pas du ramassis de corrompus qui a fini par mettre le pays en coupe réglée.
La décision la plus dure qu’eut à prendre Talal Salman fut d’arrêter la parution de son journal, en 2017. Les imprimantes se sont tues, mais l’esprit du Safir, il s’est appliqué à le perpétuer sur le site qui porte son nom. Se reconvertir à cet Internet qu’il qualifiait de "menace pour la presse écrite" n’est pas le dernier de ses combats. Le combat véritable, pour un État de droit, ne fait que débuter.
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