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Au Texas, le tribunal de Houston, saisi le 11 juillet 2022 par un groupe formé de neuf proches de victimes de l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, s’est enfin déclaré compétent pour enquêter sur la société britannique Spectrum Geo. Appartenant à la compagnie américano-norvégienne de services géophysiques TGS, Spectrum a affrété, en 2012, le Rhosus, bateau battant pavillon moldave, qui avait transporté, au port de Beyrouth, les 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium à l’origine de la déflagration.

Le 13 juillet 2022, la fondation suisse Accountability Now annonce que la justice américaine a été saisie par des proches de l’explosion du 4 août, qui accusent TGS d’avoir conclu une série de contrats rentables, mais suspects, avec le ministère libanais de l’Énergie pour transporter du matériel de prospection sismique du Liban vers la Jordanie à bord du Rhosus. Les demandeurs réclament, entre autres, des indemnités de près de 250 millions de dollars.

L’objet de la plainte

L’affaire repose sur deux principaux éléments: la théorie de la responsabilité de plein droit ou responsabilité objective (que l’on expliquera un peu plus loin) et les contrats signés entre 2000 et 2012 entre TGS et les autorités libanaises.

Agissant en sa qualité d’avocat principal dans ce dossier, le cabinet Ford O’Brien Landy LLP, basé aux États-Unis, allègue que lorsque la compagnie américano-norvégienne TGS a pris possession de Spectrum en 2019, elle est automatiquement devenue responsable de tous les actifs et passifs de cette dernière. Cela signifie que TGS est également tenue pour responsable lorsqu’un préjudice résulte d’un comportement "fautif" commis par Spectrum. En d’autres termes, lorsque la compagnie britannique a décidé d’affréter un "navire-poubelle", à savoir le Rhosus, qui ne répond pas aux normes internationales en matière de sécurité, la responsabilité retombe tant sur Spectrum que TGS.

Petit retour sur les faits. Le Rhosus est un navire de 86 mètres de long, construit au Japon en 1986. Il a changé de pavillon, d’abord, en Géorgie, en 2009, puis en Moldavie, en 2012. Après avoir appartenu à l’homme d’affaires chypriote Charalambos Manoli, qui l’a vendu, en 2012, à l’homme d’affaires russe Igor Grechushkin, le bateau fait l’objet d’au moins 31 contrôles entre 2008 et 2013. Il a été détenu huit fois par les autorités portuaires d’Algérie, de Bulgarie, de Roumanie, de Turquie, d’Ukraine et du Liban (en juin 2013, à Saïda), pour ces nombreuses défaillances.

Ainsi, lorsque Spectrum prend la décision, en 2012, de recourir au Rhosus pour déplacer les équipements sismiques dans le cadre de l’exécution de ses obligations en vertu de contrats conclus entre la société britannique et les autorités libanaises, elle connaissait l’historique du bateau qui devait transporter 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, et savait donc qu’il n’était pas en état de naviguer. Plus encore, le cabinet considère que Spectrum a omis de solliciter les autorités libanaises (le fallait-il réellement? Ne devraient-elles pas agir de leur propre initiative dans un tel cas?) pour permettre "l’importation" du nitrate d’ammonium. En effet, pour que de tels produits puissent franchir la frontière, il faut une autorisation préalable du ministère de l’Économie, après approbation du ministère de la Défense nationale (le commandement de l’armée) et du Conseil des ministres. La nécessité d’une telle démarche se comprend à la lumière de l’article 17 de la loi libanaise sur les armes et munitions: "sont considérés comme explosifs [entre autres] le nitrate d’ammonium à plus de 33,5% de teneur en azote".

Implications des autorités libanaises

Entre 2000 et 2012, le nom de la société Spectrum figure dans une série de contrats conclus entre TGS et les autorités libanaises, plus particulièrement le ministère libanais de l’Énergie, pour mener des études sismiques. Dans la plainte, il est question de mettre la lumière sur ces contrats, tenus secrets et entachés de vices.

Parmi ces contrats, celui signé en 2012, alors que Gebran Bassil, chef du Courant patriotique libre et gendre de l’ancien président de la République Michel Aoun, était ministre de l’Énergie, et dans lequel il est fait mention du Rhosus affrété par Spectrum. Le 20 novembre, le Rhosus débarque donc à Beyrouth pour charger 160 tonnes d’équipements sismiques utilisés dans le cadre du contrat susmentionné. Une manœuvre qui fissurera le navire, l’endommagera et le contraindra à mettre fin à ses opérations. Le Rhosus sera ainsi immobilisé par les autorités portuaires libanaises pour deux raisons: primo, il n’est pas en état de naviguer, secundo, les frais liés à son séjour au port n’ont pas été réglés. Abandonné sur place, il y restera jusqu’au moment du drame.