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Amin Maalouf, l’enfant du Levant, conjugue en lui toutes les identités que l’histoire plurimillénaire de la Méditerranée relie ensemble. Son élection au poste prestigieux de secrétaire perpétuel de l’Académie française honore son pays d’origine, le Liban. Ce faisant, cette vénérable institution de l’Institut de France, fondée en 1634 par le Cardinal de Richelieu, reconnaît l’excellence de l’éducation libanaise que son secrétaire perpétuel a reçue, ainsi que le cosmopolitisme culturel chatoyant que Beyrouth, la perle de la Méditerranée orientale, lui a offert. Grâce à cela, l’enfant du Liban se montre le digne héritier de Rivarol qui témoigna jadis, avec tant d’éloquence, de l’universalité de la langue française. 

Le poste de secrétaire perpétuel de l’Académie française est prestigieux. Il honore avec éclat son titulaire. À travers Amin Maalouf, c’est le Liban qui se sent particulièrement fier d’un tel honneur. À défaut de se voir doté d’un président de la République, à cause d’une caste politicienne libanaise indigne, voilà que la vénérable Académie française applaudit le talent personnel d’un fils du Liban et lui confie la tâche d’assumer la custodie du "parler et écrire correctement" dans la langue de Molière et de Rivarol. Mais c’est d’abord l’homme lui-même qui est unanimement applaudi. L’hommage qui lui est rendu va d’abord à sa personne et à sa famille.

Cette fierté légitime est aussi celle de son milieu social qui l’a vu grandir dans l’atmosphère du Levant cosmopolite, héritier de l’Empire romain d’Orient et de ses successeurs omeyyade et ottoman sans oublier tous les conquérants.

Mais c’est la ville de Beyrouth, dernière ville ouverte en Méditerranée jusqu’au 4 août 2020, qui se voit reconnue, à travers lui, comme cité de façonnement de l’esprit universel. Beyrouth a reçu la culture française qu’elle a profondément enracinée dans les milieux urbains et ruraux du Liban, grâce à ses établissements éducatifs. Cette culture est porteuse, par nature, d’un legs d’universalisme qui lui vient de l’hellénisme dont elle est l’héritière. À Hélène Carrère d’Encausse, d’origine franco-géorgienne, succède ainsi, universalisme français oblige, le franco-libanais Amin Maalouf.

Un hommage spécial doit être adressé au Collège Notre-Dame de Jamhour ainsi qu’à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), qui ont formé Amin Maalouf grâce à l’excellence de l’éducation prodiguée par leurs maîtres et leurs professeurs. L’ancien recteur de l’USJ, feu Selim Abou sj, doit tressaillir d’allégresse actuellement; lui qui a tant fait pour préserver la qualité de la francophonie libanaise et de son haut niveau culturel, au milieu des ruines de la guerre civile libanaise.

Par cette distinction, c’est tout le Liban de jadis qui se trouve ainsi reconnu comme pôle d’excellence culturelle et comme plateforme de rencontre des civilisations. Mais attention au piège de la nostalgie, dont se méfie d’ailleurs Amin Maalouf, esprit universel résolument ouvert sur le futur, lieu de tous les possibles. S’enfermer dans la nostalgie serait, à ses yeux, un exercice masochiste. Le Liban magnifique d’autrefois, ne ressuscitera pas tel quel. Il est à réinventer aujourd’hui, à partir des décombres de la ville de Beyrouth et de la faillite dramatique de l’État. Amin Maalouf s’est toujours voulu un lien charnel, assumant en lui-même toutes les identités qui l’ont façonné. Ce "passeur de frontières" s’est acharné, sa vie durant, à démolir tous les murs de la haine et de l’incompréhension. Il s’est attelé, à travers ses écrits, à construire des ponts entre les appartenances et les cultures. Dans chacun de ses écrits transparaît son rejet des crispations identitaires et des communautarismes divers.

Son œuvre littéraire est un authentique exploit. Ce fils de la classe moyenne beyrouthine, pétri par les cultures, arabe française et anglaise, a su éviter deux pièges redoutables. D’une part, comme écrivain francophone, il n’est pas tombé dans l’aliénation du parisianisme mimétique. D’autre part, il a su adroitement, avec intelligence, finesse et habileté, éviter l’aliénation de l’orientalisme. Les Croisades vues par les Arabes ainsi que Léon l’Africain ou Samarcande en font foi.

Mais, l’immense mérite de cet auteur de talent, c’est de ne pas adopter un ton professoral de spécialiste pour s’adresser à ses lecteurs. Il ne parle pas en philosophe, il s’offre au premier venu, dans une langue limpide et transparente. Son œuvre témoigne de son souci permanent à témoigner de sa propre expérience multiculturelle, afin de montrer qu’il est possible, pour autant qu’on le veuille, de dépasser les confinements et les ghettos identitaires. Malheureusement, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, souhaitent faire du pays d’Amin Maalouf une mosaïque de tels ghettos de la haine.

Chez Amin Maalouf, le dialogue des civilisations se traduit par une interpénétration incessante des appartenances. L’identité n’est point une essence intemporelle, fixée à jamais. Le dialogue des cultures, des religions et des civilisations n’a pas lieu dans les nuages ou sur les arbres. Ce dialogue se déroule à l’intérieur de chacun de nous. Il nous façonne, il nous sculpte, il donne forme à l’esprit universel. Faire dialoguer les cultures, en soi-même, consiste à humaniser en permanence les animaux pensants que nous sommes. Nous naissons comme singes hominisés, de par la volonté d’un créateur ou par l’effet de la sélection naturelle. Un tel processus nous échappe. En revanche, nous nous humanisons tout au long de notre vie; ce processus d’humanisation par la culture est de notre responsabilité personnelle. Amin Maalouf n’est pas le "Monsieur Orient" de la littérature française comme on le qualifie parfois. Il est une incarnation, somme toute réussie, du creuset libanais de toutes les différences et de toutes les diversités.

À l’ère de la globalisation, un tel processus de métissage peut paraître banal. Mais entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, Beyrouth fut pionnière et a su façonner, dans son creuset multiculturel, cet homme nouveau du Levant qui a su s’imposer à la société de son temps, à défaut de pouvoir changer le monde.

La figure du nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie française est un écho de ce message que le Liban a su porter. Aujourd’hui, point n’est besoin de pleurer le passé qui ne reviendra plus. Aujourd’hui, la ville de Beyrouth ainsi que tout le Liban sont à réinventer.

Peu de sociétés peuvent s’enorgueillir de pouvoir occuper, simultanément, les plus hautes tribunes de diverses cultures, comme le Liban. Refaire ce pays déchiqueté par les rapaces de la politique, exige d’abord de comprendre les leçons des crispations identitaires et de leur redoutable danger; le réensauvagement de l’homme et son maintien au stade animal, fut-il hominisé.

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