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Les récents développements géopolitiques au sein du groupe des Cinq à propos de l’élection d’un président de la République du Liban, et d’abord de son urgence, sont une occasion de réfléchir au chéhabisme et à son expression renouvelée, si tant est qu’elle existe, le néochéhabisme. Bassem el-Jisr, dans son livre sur Fouad Chéhab, se demande: "Qu’est-ce que le chéhabisme? La loyauté à Fouad Chéhab en tant qu’homme? Une vision politique nationaliste? Un style de gouvernement? Une combinaison de principes fondamentaux basée sur des objectifs à atteindre? Ou bien tout cela en même temps?"

La difficulté de cette question réside dans le fait que, contrairement à d’autres grands chefs d’État tels que Nasser ou de Gaulle, Fouad Chéhab et ses partisans n’ont pas créé de parti basé sur les principes posés durant son mandat, lesquels soutenaient les réformes de l’État entreprises de 1958 à 1970.

Oui, 1970. Car si la présidence de Fouad Chéhab s’achève avec honneur et humilité en 1964, après son refus que la majorité des députés n’amendent la Constitution pour lui permettre d’effectuer un second mandat, le président Charles Helou (1964-1970) poursuivra son œuvre. Et cela, malgré la défaite de Nasser en 1967, qui vient bouleverser la géopolitique de la région. Mais c’est le début de la fin. En 1968, les députés chéhabistes (Al-Nahj) sont évincés du Parlement par l’alliance maronite, (Al-Helf). Enfin, l’Accord du Caire de 1969 entre la résistance palestinienne et le Liban, qui entérine le droit des Palestiniens à utiliser le territoire libanais pour la conduite d’opérations militaires, met un terme à l’expérience du chéhabisme.

L’élection présidentielle de 1970, qui opposait le fils spirituel de Chéhab, Élias Sarkis, à Sleiman Frangié, aurait pu donner une nouvelle jeunesse au chéhabisme. Mais c’est finalement Frangié qui l’emporte, malgré la Constitution. Cette dernière prévoit en effet que le président doit être élu à la majorité plus une voix. Or, tel n’était pas le cas. Le général Jean Nassif, alors secrétaire personnel de l’ancien président Fouad Chéhab, nous confie: "Le président du Parlement, Sabri Hamadé, refusait de proclamer la victoire de Frangié, arguant de la Constitution. C’est alors que René Moawad, fervent chéhabiste, contacta Fouad Chéhab. La réponse de ce dernier fut: ‘Dites à Hamadé d’annoncer l’accession à la présidence de Frangié.’" Et M. Nassif de poursuivre: "Chéhab voulait avant tout éviter que le sang ne fût versé. Il répétait souvent qu’il ne voulait pas de sang ("Ma bedde damm").

Mais revenons au temps présent. La récente rencontre à Riyad entre Nizar Alaoula, conseiller au sein du Cabinet royal saoudien et chargé du dossier libanais, l’ambassadeur d’Arabie saoudite au Liban, Walid Boukhari, et le représentant personnel du président français pour le Liban, Jean-Yves Le Drian, semble avoir débouché sur un accord entre les Cinq, avec deux points cruciaux: fixer une "date limite" pour l’élection présidentielle et envisager une "troisième voie".

On peut considérer que cette "troisième voie" était celle que Fouad Chéhab avait tracée pour le Liban. Dans la lignée de ce que faisait de Gaulle en France, il voulait instaurer un État à l’équilibre entre la social-démocratie et le libéralisme. Il tenait pour fondamentaux les principes suivants: protection de l’indépendance et de la souveraineté libanaise; fraternité et solidarité avec les pays arabes; ouverture à l’Occident; unité nationale; justice sociale. Or, ainsi que Bassem el-Jisr l’exprimait en 1998, ce sont précisément ces principes de la philosophie chéhabiste sur lesquels il faut calibrer les réformes nécessaires au pays.

Le général Jean Nassif nous confie, à propos de l’actuel ambassadeur d’Arabie saoudite au Liban, que "M. Boukhari a étudié à l’AUB. Il a notamment rédigé une thèse sur Fouad Chéhab, et c’est sous son influence que les universités du Royaume ont intégré des cours sur le chéhabisme au cursus de sciences politiques. Ce n’est pas surprenant, cette ‘troisième voie’."

Le néo-chéhabisme, dans le contexte actuel, pourrait donc être interprété comme une volonté de revenir aux bases posées par Chéhab: un État fort, des institutions solides et une vision nationale qui transcende les clivages communautaires. À l’approche espérée de l’élection présidentielle, il est crucial que les candidats et le peuple libanais s’inspirent de cette philosophie pour sortir le pays de l’impasse. Une question demeure toutefois: qui, parmi les candidats, est le mieux placé pour incarner cette vision?