La prostitution et les pompes funèbres sont les métiers les plus anciens du monde, depuis l’émergence de l’humanité. Ils perdurent à travers les âges, en dépit de toutes les mutations qui ont eu lieu dans la vie et dans le monde et de l’extinction de nombreuses professions avec le progrès technologique – peut-être parce qu’ils incarnent symboliquement la vie et la mort.

La troisième profession la plus vieille par excellence est le journalisme, qui a vu le jour avec les premières communications et les premiers liens entre êtres humains, à travers la publication de nouvelles relatives à des événements et des faits quotidiens et la diffusion d’informations populaires, notamment ce qui unit et différencie les deux autres métiers précités. Mais le journalisme s’est distingué en donnant un sens nouveau et noble à la vie, qui transcende l’acte instinctif et s’adresse à l’esprit en utilisant le verbe pour démontrer la capacité de l’homme à penser et à exprimer une idée, une opinion et une position, avant d’évoluer pour devenir l’instrument de défense de la liberté d’expression et d’opinion.

C’est à la civilisation grecque que revient d’abord le mérite d’avoir créé le journalisme. L’autorité de l’époque affichait en effet des publications sur les murs pour informer les citoyens de ses décisions. Puis les journaux de la Renaissance en Europe sont apparus sous la forme de messages d’information manuscrits circulant parmi les marchands. Le premier journal imprimé en Allemagne au XV e siècle, il y a 500 ans, a été publié sous la forme de petits pamphlets, les libelles, acquérant une grande renommée par sa publication de sujets sulfureux. Avec l’invention de l’imprimerie, les journaux ont commencé à se répandre en Europe, puis en Amérique, pour se propager ensuite aux quatre coins de la planète. Ils sont devenus plus tard un moyen de connaissance et un outil précieux pour diffuser des nouvelles, communiquer et mettre le monde en relation. Mais aussi une arme létale pour exposer les actions des dirigeants et des autocrates, qui n’ont jamais supporté les journaux et leur rôle. La relation entre ces deux pôles s’est transformée, partant, en un conflit quasi permanent, représentatif de la relation entre la liberté et la tyrannie, en particulier sous les régimes totalitaires, dictatoriaux et répressifs, et plus particulièrement militaires, qui ont prévalu dans nos pays pendant des décennies au nom de la libération, du nationalisme et de la cause palestinienne.

Avec ces régimes sont nés leurs porte-paroles ou ceux de leurs partis, sous des appellations diverses telles que al-Thawra, al-Ourouba, al-Qods, al-Baath, Techrine et bien d’autres. En contrepartie, il y a eu bien sûr des journaux et des plumes libres et audacieuses qui ont enrichi la profession et mené des batailles féroces pour la liberté d’expression et la défense des causes du peuple. Mais leur rôle n’a pas du tout été facile, la première mesure du gouvernant étant généralement de prohiber leur publication ou de les déférer devant les tribunaux.

Au fil du temps, la presse a mérité son titre de quatrième pouvoir après les trois pouvoirs qui sous-tendent le système démocratique: législatif, exécutif et judiciaire. Ce statut a contribué dans de nombreux pays au développement d’une presse libre, audacieuse et responsable, et a conduit à la création d’une saine concurrence dans la façon dont l’événement est suivi et fabriqué et dans l’essor des plumes et des écrivains. Le résultat a été le progrès de la presse, l’accroissement de son importance, l’affinement du métier et ses méthodes et l’amélioration de son niveau et de son professionnalisme. La question de la vérification des nouvelles et de leurs sources avant leur validation et leur publication est devenue fondamentale à la presse, et l’auteur de billets d’opinion ou de commentaires combinait audace, sobriété et responsabilité loin des absurdités, du chantage, des insultes et des discours obscènes. Le citoyen ressentait in fine une certaine satisfaction et une sorte d’immunité et d’élan moral qui suscitaient en lui le désir de lire les journaux et de les acheter quotidiennement, faisant ainsi de lui un partenaire dans les affaires publiques.

Les journaux avaient l’habitude de faire l’opinion publique et les dirigeants. Il existe des dizaines d’exemples sur le rôle de la presse et des journalistes écrivains dans la lutte contre le pouvoir et la révélation au grand public de ses tares et ses excès, exhortant ce pouvoir à montrer son visage le plus laid et sa nature répressive, comme ce fut le avec le journal Assafir, interdit de parution durant une semaine en 1993 pour avoir publié des documents liés aux négociations israélo-libanaises. Parfois, entre autres mesures arbitraires contre la presse et les journalistes, l’auteur de l’article troublant était arrêté, voire le propriétaire du journal lui-même, comme Ghassan Tuéni, patron du quotidien Annahar, interpellé en 1973 pour son opposition farouche à la politique du président Sleiman Frangié, aux côtés de son rédacteur en chef, le grand poète et intellectuel Ounsi el-Hage – et ce alors même que Tuéni avait été ministre dans le premier gouvernement du mandat Frangié. Plus tard, la presse écrite et libre devint si gênante que, dans les années 1980, les forces d’occupation syrienne du Liban, par exemple, en vinrent à assassiner un certain nombre de journalistes, tels que le président de l’ordre des journalistes Riad Taha ou le rédacteur en chef d’al-Hawadeth, Sélim al-Lawzi, propriétaire du plus important hebdomadaire arabe de l’époque.

Si les révolutions du " printemps arabe " n’ont pas réussi à apporter le changement souhaité dans la réalité politique et structurelle arabe et au niveau des régimes, elles ont imposé au moins un climat de liberté qui a permis à la presse de jouir d’une marge de manoeuvre et d’une capacité de s’exprimer dans divers journaux, dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie ou autrefois en Irak, ce qui a ouvert la voie à une dynamique de changement politique et à la création d’une opinion publique pressante qui continue d’influer aujourd’hui sur le cours des événements.

Avec l’entrée de la presse dans l’ère de la technologie, ou plus exactement l’irruption de la technologie dans le monde du journalisme, et toute la révolution que cela a occasionné aux plans professionnel, technique et humain, la première retombée a été la baisse de régime de la presse écrite et du papier, sur le point de disparaître dans certains cas et certains pays. Cette révolution a ouvert grand la porte à ce que l’on a appelé les médias sociaux, si bien que chacun dispose désormais entre ses mains d’un " journal " et que les sites électroniques poussent comme des champignons partout, de manière chaotique et pour le compte de n’importe qui. La nécessité de briser le monopole de la connaissance et le droit de tout individu à accéder et à diffuser l’information de manière inconditionnelle sont devenus les nouveaux crédos, d’autant plus que le monde est désormais, comme le veut la formule, " un même village ".

Au-delà des répercussions négatives de la révolution numérique sur la réalité du journalisme papier, la nature de son travail, son approche des événements et des enjeux, le déclin de son niveau professionnel et le tarissement des capacités, ce qui est surtout frappant, c’est le délaissement de la presse écrite par les lecteurs et les gens en général, qui lui préfèrent désormais le fast food fourni par certains sites Web selon les désirs et les goûts, sous une forme rapide et concise qui évite aux intéressés la peine de penser, se concentrer et perdre du temps, tout ce dont ils ont besoin ou qu’ils veulent savoir ou voir étant désormais devant eux, sur leur téléphone portable. Ce modèle de style de vie au quotidien fondé sur la vitesse, l’ellipse et la course contre le temps rend le lecteur satisfait et content de tout ce qui lui est présenté, quel que soit le genre de l’article et de son contenu, et de l’information, sa véracité et sa valeur culturelle ou scientifique. Cela le rend aussi vulnérable à accepter quoi que ce soit et à adopter n’importe quelle idée, aussi vulgaire ou triviale soit-elle.

Les sites Web et les tribunes électroniques ont aujourd’hui remplacé les journaux papiers avec leurs rédacteurs, qui sont parfois plus proches des scribes ou des robots, qui donnent aux lecteurs ce qu’ils veulent, avec des formules standards selon les événements, résumés en quelques lignes et quelques minutes, souvent sans vérifier l’authenticité de l’information et sa source. Parfois, c’est le site lui-même qui " crée " ces informations, comportement qui n’est pas sans le risque de déformer les faits, nuire aux gens ou provoquer une crise politique, sociale ou morale. Le même site est d’ailleurs prêt à lancer une autre information contredisant la précédente vingt-quatre heures, voire même quelques heures plus tard, en réponse aux souhaits de la victime ou de celui qui a fait preuve d’une générosité excessive… Sans parler du style linguistiquement pauvre et repoussant de cette " presse prête à l’emploi ", en dépit de toute la richesse de la langue arabe. Certains sites sont ainsi exploités comme une plateforme pour lancer des informations fabriquées de toutes pièces, dans le but d’offenser ou de diffamer une partie ou une personne, ou au contraire pour commercialiser une partie politique ou une personne capable. Pour le propriétaire ou la personne responsable de tel ou tel journal électronique ou site, tout cela est du pareil au même, sans aucune considération pour la valeur, l’aspect moral ou même professionnel et les abus à l’encontre de la profession et de la connaissance, le public et le privé, si bien que la profession de journaliste est désormais écartelée entre mercenariat et la vulgarité !