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Entre l’ouverture des négociations entre le Liban et Israël en octobre 2020, et l’accord conclu le 27 octobre 2022, il y a eu un long processus de négociation dans lequel s’est engagée, dans sa première phase, la délégation libanaise choisie par l’ancien président de la République. En vain? Selon Michel Ghazal, expert international en négociation et gestion des conflits, qui a conseillé cette délégation militaro-technique dans la préparation et la conduite de sa stratégie de négociation, l’accord du 27 octobre ne constitue malheureusement pas cette "percée historique [que clament] ses signataires", côté libanais.

Michel Ghazal est fondateur du Centre européen de la négociation et président de la fondation Ghazal pour l’éducation, la recherche et la paix au Liban. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la négociation et a conseillé la délégation libanaise dans la préparation et la conduite de sa stratégie de négociation.

Dans son ouvrage Occasion manquée? Les Secrets des négociations maritimes Liban-Israël, qui constitue un véritable document historique de référence publié en octobre dernier, M. Ghazal explique pourquoi et comment les responsables politiques libanais, qui ont pris en main le dossier, ont "raté une occasion de donner au Liban tout ce à quoi il avait droit". D’après lui, la seule chose qui a empêché la réalisation d’une victoire diplomatique majeure est non seulement "l’absence du soutien politique nécessaire de la part des autorités libanaises", mais, plus grave encore, "des interventions destinées à saper les arguments déployés par l’équipe libanaise et parfois proches d’un sabotage en bonne et due forme de leurs efforts".

Ici Beyrouth l’a interviewé pour vous.

Pourquoi s’agit-il d’une "occasion manquée"?

Plusieurs éléments le prouvent. Pour n’en citer que deux, il suffit de constater que le Liban a donné, en vertu de cet accord, un droit de veto à Israël concernant l’exploitation du champ de Qana. En effet, il n’y a rien dans cet accord qui indique que tout Qana appartient au Liban. Le seul droit mentionné est celui l’autorisant à effectuer des forages et d’explorer dans tout le champ. Or, en vertu de l’accord, une fois les travaux d’exploration achevés, si les Israéliens ne parviennent pas à un accord avec TotalEnergies concernant leurs parts, ils ont le pouvoir, et aussi longtemps qu’ils le décident, de bloquer toute exploitation de ce champ gazier.

Par ailleurs, lorsqu’on procède au tracé d’une ligne, il est fréquent de se retrouver face à des champs transfrontaliers, comme c’est le cas du champ de Qana dans le bloc 9 ainsi que des blocs 8 et 10. Cette situation peut engendrer des conflits concernant le partage des revenus générés par ces champs. Or, l’accord ne prévoit pas spécifiquement une procédure d’arbitrage avec des délais précis de résolution des conflits prévisibles qui permettrait d’éviter de tomber dans le piège d’un blocage d’exploitation similaire à celui qu’a vécu Chypre avec Israël sur l’un de ses champs. Tout ce que l’accord prévoit, c’est qu’en cas de désaccord, ce sont uniquement les États-Unis qui interviennent comme médiateurs.

Pourquoi la stratégie de négociation menée par la délégation libanaise n’a pas abouti aux résultats espérés?

Il faut noter que, durant son mandat, la délégation libanaise a pris à bras-le-corps de défendre les intérêts légitimes du Liban: ne pas être spolié de ses richesses maritimes et affirmer sa souveraineté. Pour y parvenir, elle a élaboré une stratégie claire selon laquelle le Liban, pour renforcer les cartes de négociation dont il dispose, devait amender le décret 6433 déposé en 2011 à l’Organisation des Nations unies. Grâce à cet amendement, la ligne 23, totalement arbitraire et ne s’appuyant sur aucune méthode technique ou juridique reconnue par le droit de la mer, serait remplacée par la ligne 29. Cette dernière est fondée sur des arguments défendables et elle est plus avantageuse pour le Liban. D’ailleurs, le gouvernement libanais avait confié au United Kingdom Hydrographic Office (UKHO) le soin d’effectuer une étude scientifique pour la délimitation maritime sud du pays et ce dernier a recommandé alors deux options. La première accorde au Liban 300 km2 de plus que la ligne 23 et la seconde, encore plus précise et appelée plus tard ligne 29, trace une ligne qui lui accorde plus de 1.400 km2. Cependant, cette étude a été enterrée dans les tiroirs par certains responsables de l’époque et ne fut exhumée qu’en 2019 par l’armée libanaise. Plus grave encore, il s’avère, qu’en 2009, la ligne 23 a été dessinée par Israël pour délimiter ses blocs nord: Alon F et Alon D. Est-ce un hasard? Sachant que l’accord conclu ne répond pas à plusieurs intérêts du pays, ou du moins ne le fait que partiellement, pourquoi cette stratégie a été écartée? Je dévoile les neuf craintes exprimées par les autorités politiques et les réponses que l’équipe y avait apportées.

Que sont devenus les travaux d’exploration dans le bloc 9?

Nombreuses sont les théories qui ont circulé au Liban, au lendemain de l’arrêt du forage dans le bloc 9 par TotalEnergies. Dans les faits, le navire Transocean barents a un programme défini des mois à l’avance. Ayant entrepris son travail d’exploration à la profondeur prévue et la quantité de gaz trouvée étant non exploitable commercialement, il s’est rendu à Chypre, comme prévu dans son programme. N’oublions pas que pour chaque forage, TotalEnergies investit des sommes considérables pouvant avoisiner les 120 à 130 millions de dollars et que cette société a une réputation à défendre. Concrètement, cette première étape exploratoire permet de récolter des informations précieuses. Dans un second temps, qui peut durer plusieurs mois, ces données sont utilisées pour effectuer une étude approfondie. Celle-ci sera partagée avec le gouvernement libanais et permettra de localiser les futurs endroits de forage les plus prometteurs dans le bloc 9.  En Méditerranée, certains champs ont nécessité jusqu’à neuf forages avant de trouver un puits exploitable.

Quel intérêt les États-Unis et Israël pourraient-ils tirer de la découverte de gisements de gaz par le Liban dans le bloc 9?

Les États-Unis, qui sont l’artisan de cet accord, ont un intérêt général de sécurité et de stabilité au niveau de la région. Pour eux, si le Liban trouve du pétrole et du gaz, il cherchera pour sûr à le protéger et s’activera pour temporiser toute velléité guerrière chez certains.

Les Israéliens ont aussi intérêt à ce que le Liban trouve du gaz, étant donné qu’ils sont détenteurs d’une partie du champ de Qana qui se situe dans le bloc 9. Rappelons-le, tout ce qui se situe sous la ligne 23 appartient à Israël. Donc si du gaz est découvert dans ce champ, les Israéliens auront leur part, évaluée à environ 16%.

Quelles sont, d’après vous, les conséquences de cet accord sur les futures négociations que peut conduire le Liban?

Un des intérêts dans toute négociation est d’éviter de créer un précédent. Pour ce faire, il fallait que la délimitation sud soit fondée sur le droit de la mer. Or, la ligne 23 est une ligne arbitraire, qui ne respecte pas les critères juridiques admis internationalement.

Comme le Liban va entreprendre tôt ou tard des négociations pour ses frontières nord avec la Syrie et ouest avec Chypre, la Syrie pourrait arguer du fait que le Liban n’ayant pas appliqué le droit international avec un pays "ennemi", pourquoi accepterait-elle qu’il le fasse avec Damas, en tant "que pays frère"? Cet accord constitue donc un précédent fâcheux pour les négociations avec ce pays qui, rappelons-le, a déjà tracé une ligne qui empiète de 750 à 1000 km2 sur la zone économique exclusive nord du Liban.

Quels moyens pour corriger ce "faux pas"?

D’après certains constitutionnalistes, il n’existe qu’une possibilité. Selon eux, cet accord présente une faille juridique, dans le sens où il va à l’encontre de l’article 52 de la Constitution libanaise. Or, dans les faits et contrairement à ce qui a été prétendu, le document a bel et bien été enregistré aux Nations unies en tant que traité international et non comme un simple accord. Toutefois, selon l’article 44 de la Convention de Vienne sur le droit des traités internationaux, en présence d’une faille juridique reconnue, il est possible de contester et de remettre en question ledit traité. Bien que cela soit peu probable, un nouveau gouvernement libanais pourrait entreprendre une telle démarche. Cela dit, comme je le mentionne dans mon livre, les Libanais désespèrent de tout sauf de l’espoir. Et, au fond de moi, je suis favorable à toute solution susceptible de donner une perspective de sortie de ce tunnel sombre dans lequel les Libanais ont été plongés en raison de l’incurie de leurs responsables.