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"Morounoyé lo mtaxé", le maronite est indiscipliné; c’est pour ainsi dire la première "leçon" que l’évêque maronite de Batroun, Mounir Khairallah, assène à ses étudiants en théologie, à Kaslik, en début d’année. Une leçon à double face, élogieuse et amère. Oui, les maronites sont de fortes têtes, et il n’y a aucun mal à avoir de la personnalité. Mais oui, aussi, ces fortes têtes ne savent pas "se mettre en rang", agir ensemble, et c’est leur point faible.

"Tout au long de notre histoire, nous avons eu des problèmes avec l’autorité, et quand on nous a confié une autorité, nous l’avons défaite. C’est le résumé de notre histoire", énonce l’évêque, qui déplore (comme toute personne sensée) l’incapacité des maronites à s’entendre, après la fin du mandat de Michel Aoun, sur un candidat à la présidence de la République.

On fait dire à Nabih Berry que "les chrétiens ne savent plus quel est leur rôle. Ils veulent tous commander".

Ce travers fondamental des maronites qui fait obstacle à la maturation politique comme au développement économique équilibré du Liban et de sa communauté humaine, Fouad Chéhab, fondateur de l’armée libanaise, en prit conscience plus que tout autre. Élu président de la République en 1958, Fouad Chéhab demanda en 1960 au Père Louis-Joseph Lebret, fondateur de l’Irfed (Institut international de recherche et de formation éducation et développement) de réaliser une étude socio-économique dans tout le pays. Entre 1960 et 1964, cet institut se pencha notamment sur les problèmes de la réforme de l’État, du renouvellement des élites, du développement économique et social, du respect des institutions et du vivre ensemble dans une société complexe marquée par le poids du clientélisme et du confessionnalisme politique.

"Ce qui manque le plus au Liban"

Au terme de l’enquête de l’Irfed, L. J. Lebret aboutissait, selon des confidences rapportées dans un ouvrage qui lui est consacré, à cette constatation: "Ce qui manque le plus au Liban, plus que l’eau, plus que les routes, plus que l’électricité, ce sont les équipes de gens totalement donnés au bien public et s’appliquant, ensemble, à tous les échelons, à résoudre la multitude des problèmes de mise en valeur économique et d’élévation humaine."

"Si une mutation de mentalité ne se produit pas dans les jeunes élites libanaises, avertissait-il, si un souffle nouveau provenant d’une révolution intellectuelle et éthique ne passe pas sur le pays, le développement sera fragile et le Liban n’aura rempli ni sa tache de cohésion interne, ni sa tâche supranationale de centre civilisateur. La raison d’être et de durer du Liban est essentiellement d’ordre humain. Jouer sur la réussite du fait d’une exceptionnelle qualité humaine perdra tout son sens si cette qualité s’amoindrit par l’accentuation d’un individualisme forcené. C’est la dimension du collectif national et du collectif universel qui pourrait sauver l’âme et la nation libanaise."

"La raison d’être et de durer"

Ces lignes essentielles, transmises par un homme qui garde jalousement la mémoire de la mission Irfed, sont claires comme le jour. Elles parlent en particulier de notre "individualisme forcené" dont les ravages sont visibles à tous les échelons de notre existence nationale, du timbre fiscal aux diplômes, du réseau électrique à la collecte des quittances, des impôts aux ordures.

La multiplication des "success stories" des Libanais à l’étranger sont là pour le prouver, comme a contrario. Que ces succès se manifestent dans le monde de l’exploit sportif, de la mode, des affaires, de la science, de l’art ou de la magistrature, leurs acquis ressemblent à de l’eau versée dans un panier d’osier. Ils sont inutiles à l’édification d’une nation. Tout ce qu’ils nous apportent, c’est la nostalgie de ce qu’aurait été notre vie, si elle avait été vécue ailleurs.

Le Père Lebret, qui inspira l’encyclique "Populorum progressio" sur le développement des peuples de Paul VI, parle aussi de la "raison d’être et de durer" du Liban et de son apport au "collectif universel". C’est l’autre volet de notre retard. De Gaulle nous l’avait déjà dit dans un discours prononcé à l’USJ:  pour "sauver l’âme" du Liban, comme dit le Père Lebret, il nous faut développer le sens de l’État au détriment de celui de la tribu. Or ce sens existe, c’est l’esprit de service et d’entraide. Il était courant dans nos villages sous la forme de la "aouné". C’est bien là notre culture, notre héritage, l’antidote à "l’individualisme forcené" qui plombe notre vie nationale, la fusion de l’intérêt privé dans l’intérêt général. Servir, c’est se rendre service.

Depuis maintenant une cinquantaine d’années, le mot libanisation désigne le processus de fragmentation d’un pays. Est-ce bien l’exemple que nous voulons donner au monde? Non, bien sûr! D’ailleurs, en fin de compte, n’en déplaise au Larousse, le Liban ne s’est pas fragmenté: ses frontières tiennent et tiendront bon. Ensuite, toutes communautés confondues, nous avons une fois pour toutes intériorisé les paroles de Jean-Paul II affirmant que "le Liban est plus qu’un pays, qu’il est "un message, un modèle de pluralisme et de tolérance pour l’Orient et l’Occident".

Bien que nous nous soyons évertués à prouver le contraire, et malgré toutes les avanies que nous vaut une vie nationale prise en otage et bloquée, ce modèle, nous le restons en profondeur, et le monde entier attend que nous le manifestions. Les souffrances du siècle dernier et celles que nous vivons depuis 2019, c’est ensemble que nous les vivons. Il n’est pas faux de croire qu’insensiblement, elles nous soudent les uns aux autres, par-delà nos appartenances diverses. Elles n’iront pas au drain, pourvu qu’inlassablement, nous continuions de braver la peur et trouver le courage de dénoncer toutes les impostures, qu’elles viennent d’Orient ou d’Occident, afin de rester ce modèle de pluralisme que nous tenons de notre histoire.