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La visite éclair effectuée en début de semaine à Beyrouth par l’émissaire américain Amos Hochstein n’a pas débouché, comme escompté, sur l’annonce de décisions concrètes censées aboutir à un retrait de la milice du Hezbollah vers le Litani, en application de la résolution 1701 du Conseil de Sécurité. Un repli de la formation pro-iranienne est depuis plusieurs semaines au centre de toutes les tractations diplomatiques qui scrutent les mesures pratiques qui pourraient être prises afin d’imposer un arrêt des hostilités aux frontières avec Israël.

Il serait erroné dans ce cadre de percevoir la situation présente au Liban-Sud sous un angle purement "technique", et réducteur, prévoyant un simple redéploiement de forces sur le terrain. Il serait bon de rappeler pour l’occasion ce qui paraît comme une lapalissade: le problème qui se pose aujourd’hui à la frontière avec Israël est par essence fondamentalement géopolitique, et non pas simplement d’ordre militaire et sécuritaire. Pour le cerner, il est nécessaire de comprendre en profondeur la place qu’occupe le Hezbollah sur l’échiquier iranien, et l’origine (historique) du rôle qui lui est imparti dans la stratégie de Téhéran. Un retour à la genèse de la République islamique s’impose sur ce plan.

Lorsque l’ayatollah Khomeini a conquis triomphalement le pouvoir, en février 1979, dans le sillage d’un vaste soulèvement populaire, il s’est trouvé contraint de court-circuiter l’armée iranienne en place, celle du Chah, qui ne lui inspirait pas confiance outre mesure parce qu’elle avait été formée, encadrée, entrainée et équipée par l’Occident. Il l’a, de ce fait, contournée au moyen d’un nouvel appareil paramilitaire, les Gardiens de la Révolution islamique (les pasdaran). Pour la petite histoire, cette nouvelle structure avait été conçue et créée (en théorie) à Paris par les proches collaborateurs de Khomeini lorsque celui-ci était encore en France, à Neauphle-le-Château, ce qui indique sa haute importance stratégique pour l’équipe qui s’apprêtait à renverser le Chah.

Rapidement, les pasdaran deviendront la véritable armée iranienne de facto, dotée de tout l’équipement et la structure militaires dont peuvent bénéficier des forces régulières. Dans le même temps, les Gardiens de la Révolution mettront progressivement en place leurs propres circuits économiques paraétatiques, contrôlant notamment un port pour entretenir un marché noir avec des réseaux établis à l’étranger. Ils iront même jusqu’à créer leur propre compagnie d’aviation.

Cette ambitieuse structure paramilitaire et économique permettra aux pasdaran de lancer leur projet idéologique et géostratégique: l’exportation de la Révolution islamique dans les pays du Moyen-Orient. Leur première réalisation sur ce plan sera la création du Hezbollah libanais, au milieu des années 1980, à la suite de l’invasion israélienne de juin 1982. Le Hezbollah créera progressivement une structure calquée sur le modèle des Gardiens de la Révolution: appareil paramilitaire conçu pour se substituer, dans la pratique, à l’armée régulière; réseaux économiques et bancaires indépendants des circuits nationaux légaux, avec des tentacules en Amérique latine et en Afrique pour assurer des "ressources" financières. Au stade actuel, la formation pro-iranienne est devenue le principal bras armé des pasdaran au Moyen-Orient, placé au service (inconditionnel) de l’expansionnisme iranien.

Mais il faut avoir une vision globale de la stratégie régionale des pasdaran pour évaluer à sa juste valeur la place occupée par le Hezbollah sur l’échiquier des Gardiens de la Révolution, et par conséquent pour jauger les réelles perspectives de déblocage au Liban-Sud en vue d’une démilitarisation milicienne au sud du Litani, en application de la 1701.

Au fil des ans, l’appareil militaro-économique du régime des mollahs appliquera une même stratégie dans quatre pays de la région: le Yémen, l’Irak, la Syrie et le Liban. Cette stratégie consiste à implanter dans ces pays une puissante formation milicienne, bénéficiant d’un pouvoir économique, qui s’érige en mini-État, plus puissant même que l’État central. Tel est le cas des Houthis du Yémen, de la "mobilisation populaire" (milice pro-iranienne) en Irak, de la nébuleuse milicienne chiite, conduite par le Hezbollah libanais, en Syrie, parallèlement au cas de figure bien connu du Liban. Les pasdaran parviendront même à légaliser leur proxy en Irak, lui permettant ainsi de bénéficier des largesses du Trésor irakien. Les Gardiens de la Révolution ambitionnent sans doute d’imposer ce même scénario au Liban.

Cette quadruple structure paraétatique transnationale, concurrente du pouvoir central, est vitale pour le projet d’exportation de la Révolution. Il en résulte que toute ébauche de solution politico-diplomatique au Sud qui serait susceptible d’affaiblir le Hezbollah se heurtera à l’obstacle des pasdaran car elle ébranlera l’ensemble de la structure régionale mise en place par ces derniers. C’est par conséquent sous cet angle précis qu’il convient de doser les possibilités de déblocage au niveau de l’application de la 1701.

En clair, la clé de toute solution politique, prônée par M. Hochstein lors de sa dernière visite, lundi dernier, se trouve non pas au Liban-Sud, mais à Téhéran. Dans ce cadre, les perspectives réelles de désescalade militaire et de stabilisation restent tributaires de deux grandes interrogations: les pasdaran ont-ils la volonté politique de mettre une sourdine à leur stratégie au Moyen-Orient, et par voie de conséquence, dans le cas spécifique du Liban, de faciliter l’application de la 1701? De manière concomitante, les États-Unis ont-ils de leur côté la volonté politique de freiner, à défaut de stopper, l’expansionnisme déstabilisateur des Gardiens de la Révolution, ce qui ouvrirait alors la voie, rapidement, au respect de toutes les clauses de la résolution onusienne? C’est de la réponse à ces deux interrogations que dépend en définitive le véritable succès, sur des bases solides et durables, de la mission de l’émissaire américain.